[Pour le Prix SensCritique du Premier Bouquin Stock]
Nous avons tous suivi les nouvelles concernant les velléités de scission des régions de l'Est de l'Ukraine suite à la révolution issue du soulèvement de Maïdan. Mais combien d'entre nous ont réellement compris ce qu'il s'y passait. Les éléments les plus diffusés concernent la majorité de russophones et la proximité de la Russie. Ce qui nous a échappé est tout ce qui à attrait à l'histoire de la région et c'est en grande partie ce qui fait le cœur de ce roman.
En suivant le protagoniste principal Vladlen et son ami Emile dans le Donbass, le lecteur découvrira à l'échelle des simples habitants les plaies mal cicatrisées de l'URSS. L'importance stratégique de la région au temps passé, l'incompréhension de l'indépendance de l'Ukraine et de son découpage des frontières, la corruption étatique systémique, autant de paramètres dormants qui ont fait de la région une poudrière en sommeil. L'auteur se positionne aussi sur l'équilibre des forces. Bien loin des retransmissions quasi sportives qu'engendrent les conflits armés dans les médias - tel groupe a fait une percée, tel autre défend telle ville, Cédric Gras décrit sous couvert de la fiction une situation sans manichéisme . Où l'Etat nouvellement établi rafle de force les jeunes Ukrainiens pour garnir les rangs de la garde nationale et où les soldats Russes sans insigne ni bannière traversent une frontière qui n'existe plus que sur les cartes.
On comprend l'absurdité de cette guerre comme de toutes les autres, qui n'excite qu'un groupe restreint d'individus aux motivations surannées qu’elles soient réelles ou calculées. On y déterre les armes confisquées aux nazis comme on déterre la communication soviétique qui appelle à bouter hors de la grande union l'invasion par "l'Ouest", rôle attribué aux révolutionnaires de Kiev. Tandis que l'immense majorité de la population ne souhaite qu'une chose, que tout ceci trouve un terme.
Dans l'idée de donner corps aux personnages fictifs de l'intrigue, l'auteur leur fait poursuivre une quête romantique qui n'a d'autre prétexte que d'entraîner le lecteur dans un road-trip à travers toute la région sur le siège arrière de leur berline Volga. Je me suis efforcé de ne rien lire au sujet de Cédric Gras avant d'en avoir fini avec le roman mais après avoir vécu plusieurs année entre la Russie et l'Ukraine, il porte une voix de spécialiste. Il floute la limite entre fiction et réalité tant le récit prend des atours journalistique tout de même balancé de sa connaissance intime de la région et de son peuple. On lui donne toute légitimité pour faire dire à un personnage "La démocratie c'est à chaque fois le bordel ! Chez nous ça ne marche pas".
“Anthracite” est autant une mine d’information sur une région trop peu connue malgré qu’elle faisait les gros titres récemment qu’un road-trip antimilitariste dans une berline soviétique; comment résister ?