A chaque nouvelle lecture de l'Antigone d'Anouilh, un même personnage m'émeut et m'interroge.
Ce n'est pas Antigone, la fillette qui découvre qu'au final, il n'existe aucune cause digne de mourir pour elle, pas même le respect des lois divines. Ce n'est pas Antigone, l'adolescente rebelle qui se dresse face aux lois qui gouvernent la Cité sans d'autres excuses que son puéril besoin de discuter. Ce n'est pas Antigone, le pseudo-mythe de la liberté de conscience, qui apparaît dans le texte d'Anouilh comme une magnifique idiote en lutte contre un système malfaisant mais hélas nécessaire. Enfin, ce n'est pas Antigone, celle qui refuse de voir que pour vivre il faut se compromettre, et qui au final refuse tout simplement de vivre.
Non, ce personnage dont on devine à demi-mot les souffrances, celui dont les paroles simples au ton désabusé amènent les larmes aux yeux, c'est Créon.
Créon, l'oncle d'Antigone, le nouveau roi de Thèbes. Dessiné par Sophocle comme l'incarnation des lois humaines qui s'opposent aux suprêmes lois divines, il revêt chez Anouilh le masque ô combien complexe de l'homme qui prend sur lui le poids beaucoup trop lourd de la politique, en sachant très bien que celle-ci le détruira. A l'exact opposé d'Antigone, celle qui dit non à tout, et ce, jusqu'à dire non à la vie, Créon, lui, accepte de se compromettre avec résignation car il sait que pour que beaucoup soit sauvés, il faut qu'un ou deux se salissent. Il sera de ceux-là.
Créon est un héros. Pas celui dont nous rêvons, mais celui dont nous avons besoin : silencieux, prêt à trahir sa conscience pour que celle de milliers d'autres reste intacte. Prêt, jusqu'à la fin, à cacher à Antigone l'absurdité du combat qu'elle mène, par pur désintéressement, juste pour être sûr qu'elle puisse encore se permettre le luxe de rêver. Et quand enfin il lui explique ce qui s'est vraiment passé, que depuis le début Eteocle et Polynice n'étaient les facettes que d'une seule et même pièce, alors c'est l'apothéose.
Créon est l'homme qui ne se dérobe pas à la tâche, même quand celle-ci implique de souffrir horriblement : c'est là toute la beauté et l'horreur de son rôle, celui du roi crucifié à son trône. Même une fois qu'il est seul, que sa femme, son fils et Antigone sont tous morts, suicidés, lui appelle son petit page, prend appui sur son épaule et, ensemble, ils vont à la réunion du conseil. C'est parce qu'il a, lui, compris le grand secret : quels que soient l'infamie, la souffrance, le mal, l'absurdité des sentiments humains, malgré et peut-être à cause de tout cela, il faut tenter de vivre.