Sophia, Sonia, Safia
Native d’Antibes, Nina Leger a choisi de nous conter l’histoire de la célèbre Sophia-Antipolis, sorte de Silicon Valley du midi. Une histoire étonnante pour qui la découvre, comme ce fut mon...
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le 29 juil. 2022
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Native d’Antibes, Nina Leger a choisi de nous conter l’histoire de la célèbre Sophia-Antipolis, sorte de Silicon Valley du midi. Une histoire étonnante pour qui la découvre, comme ce fut mon cas.
C’est d’abord une histoire d’amour, celle du brillant ingénieur Pierre Laffitte pour une femme plus âgée que lui, Sophia, une aristocrate ukrainienne spécialiste en littérature slave, qui s'est renommée Sophie dans le but de s'intégrer en France.
Cet homme, comme Martin Luther King, a un rêve : créer une ville consacrée à la Sagesse et à la Connaissance. Oui, avec des majuscules. Et comme il est fou de sa Sophie, il va la nommer Sophia. Ce qui, heureux hasard, signifie "sagesse" en grec.
Pierre est plutôt du genre parisien, il imagine sa cité à proximité de la capitale. Mais, un beau jour, le préfet des Alpes Maritimes le contacte pour un projet de valorisation d’un vaste terrain face à la ville (sens de "Antipolis") d’Antibes. Ce sera donc Sophia-Antipolis, qu’à force d’acharnement notre homme va parvenir à ériger. Une ville en hommage à une femme : plus fort que le Taj Mahal - qui, rappelons-le, est un mausolée érigé par un sultan pour son épouse...
Sur le papier en tout cas : fréquemment, lorsque ce genre de projet ronflant se heurte à la réalité du terrain, le résultat n’est pas à la hauteur. Sophia-Antipolis va devenir une presque banale technopole et peu subsistera de la dimension culturelle et humaniste du projet initial, à l’image de l’Agora, tant souhaitée par Laffitte, tombée en désuétude. Resteront des noms grecs pour désigner les bâtiments, Heraklion, Naxos, Athéna..., dérisoires résidus de l’ambition d’un utopiste.
Fin de la première partie. Des années plus tard, le roman nous invite à suivre Sonia, jeune cadre dynamique en charge d’un projet immobilier. Il y a un hic, le recours déposé par une association de harkis. Des harkis, à Sophia où Sonia a grandi ? Elle ne les a jamais remarqués. La brillante cheffe de projet va découvrir que la cité de l’Avenir a aussi un passé. Et qu’il est douloureux.
Des familles posées là, avec pour mission d’entretenir le bois avoisinant. Des gens qu’on a ignorés, jusqu’à ce qu’ils deviennent trop voyants, nuisant à l’image de modernité souhaitée. Avant de les reloger, plus ou moins de force. On mesure l'écart entre le rêve humaniste du fondateur et la réalité ! Page 152 :
Ceux qui ont construit Sophia ont réussi à rejouer parfaitement le scénario de la colonisation à l'intérieur du territoire français. S'installer et dire C'est à moi, s'installer et dire Y a personne. Fascinant. Vous savez que le modèle de M. Laffitte c'était Rome ? Eh bien à sa création, Rome n'était pas la ville d'un seul peuple, c'était une ville ouverte, peu importe d'où on venait, du moment qu'on y entrait sans armes, on devenait romain. C'est dommage que Sophia se soit si peu souciée d'imiter celle qu'elle s'était donnée pour modèle.
Pour Sonia, qui a pris le relais de Sophia dans le roman, il va s'agir de découvrir cette histoire. Une histoire qui résonne avec celle de son père, parti faire la guerre d'Algérie : l'Histoire du pays rejoint l'histoire intime.
Cette histoire va s'incarner dans celle qui porte le recours : Safia - Nina Leger s'amuse à jouer des proximités dans les prénoms. Safia ne veut pas obtenir un musée, ni empêcher que le projet se fasse. Elle ne veut qu'une chose : qu'on exhibe le passé et le reconnaisse. Qu'on mette fin à l'invisibilité des harkis. Car la cité de l'avenir avait un passé. On ne bâtit jamais sur une terre vierge de toute histoire, n’en déplaise au créateur Pierre qui, dans son ivresse démiurgique, avait cru donner vie à un jardin d’Eden.
La romancière ne tombe pas dans le gnangnan : il y a de tout dans les témoignages des harkis recueillis dans le livre qu'a récupéré Sonia. Des gens qui étaient attachés à ce lieu, mais aussi d'autres qui l'ont détesté et ne le regrettent nullement. La réalité n'est pas uniforme, les harkis ne sont pas un bloc, ce sont des individus qui ressentent chacun les choses à leur façon. On sait gré à l'autrice de cette complexité.
Nina Leger a réussi à transmettre cette histoire avec une grande sensibilité et une prose souvent inspirée. On est emporté, et le fil qui va de Sophia à Sonia puis à Safia se déroule avec fluidité. La romancière antiboise réussit un assez poignant témoignage de l'histoire des harkis, à ranger à côte de L'art de perdre d'Alice Zeniter.
Un seul regret : cette coquetterie dans la forme. Les titres de partie d'abord : ce Initier [une vie], puis Précéder [un silence], quelle prétention ! Puis ces paragraphes qui commencent en retrait inversé, ces dialogues qu'il ne faut surtout pas marquer par des tirets (plutôt le truc des Editions de Minuit d'habitude, mais Gallimard s'y met). Enfin et surtout ces phrases sans point. C'est quoi le projet ? Se la jouer poésie ? Faire "moderne" ? Mais c'est une modernité de pacotille, d'une agaçante vanité. Le roman n'avait pas besoin de ça pour exister.
Ce qui est plutôt un compliment.
7,5
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le 29 juil. 2022
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