Apeirogon, Colum McCann, Belfond, trad. Clément Baude
Un chef d'oeuvre. Je me méfie pourtant des livres sur Israël ou la Palestine, le conflit, la coexistence, la démocratie et l'enfermement, l'énergie d'un petit pays et la colère de ceux qui en sont privés, un brin d'Occident, avec ses tares, en pays d'Orient, avec ses obscurantismes, où l'on ne sait jamais nommer les choses, où les nommer, c'est déjà prendre parti. De ces livres qui charrient ou bousculent trop de souvenirs, de fidélités, d'émotions, de liens ou de solidarités intimes.
Ce livre-ci est un monument qui échappera peut-être à la règle des idéologues qui ne voient que d'un œil ou d'un côté.
D'abord parce que Apeirogon est le nom grec d'une figure géométrique qui désigne un polygone qui a un nombre infini de côtés. Le choix d'un tel titre, quand on évoque Israël et/ou la Palestine, est déjà un message.
Ensuite, par ce que l'auteur est Irlandais, ce qui nous change un peu.
Enfin, parce qu'il s'agit du récit du parcours de deux hommes, de deux familles, bien réels. Il y a là Rami, l'Israélien, jérusalémite de la septième génération, qui a perdu sa fille, Smadar, 14 ans, en 1997, dans un attentat suicide perpétré dans la vieille ville de Jérusalem. Elle était partie acheter des livres et s'inscrire à des cours de jazz. Et il y a là Bassam, le Palestinien, musulman, né à Hébron, qui a perdu sa fille, Abir, 10 ans, tuée en 2007 par le tir d'une balle en caoutchouc par un soldat israélien de 18 ans, alors que, profitant de la récréation, elle venait d'acheter un petit collier de bonbons dans l'épicerie d'en face l'école.
Ces deux tragédies qui ont endeuillé la vie de deux familles à dix ans d'intervalle vont faire de ces deux hommes, deux amis, deux frères, deux militants inlassables pour la paix, dans deux associations «mixtes», où, non sans préventions, se retrouvent Israéliens et Palestiniens oeuvrant, sans trahir, pour une cause commune : la survie et la coexistence.
C'est cette histoire que nous conte Colum McCann en de très courts chapitres, de quelques lignes à quelques pages, mêlant récit de la douleur, récits de convictions, récits biographiques des deux familles (Rami, fils de déporté, né d'une mère ulta-orthodoxe, soldat durant la guerre de Kippour et dont le beau-père, général israélien, avait été un des architectes de la guerre des Six jours ; Bassam, activiste palestinien dans sa jeunesse, condamné à sept ans de prison pour une peccadille- « A compter de ce jour j'ai ressenti un profond besoin de vengeance, sauf que je ne le considérais pas comme de la vengeance, mais comme une forme de justice, pendant longtemps ç'a été la même chose pour moi, la justice et la vengeance», les deux devenus des hommes de paix et de dialogue) et de nombreuses annotations sur les sujets les plus divers se rapportant à cette terre.
Un critique imbécile a soutenu que le livre ne commençait vraiment qu'à la page 259, à compter de laquelle l'auteur nous livre, à la première personne, les deux récits linéaires, autobiographiques, des deux personnages, reconstitués à partir de conversations et d'interviews. Le sot !
La reconstitution de ces deux récits est évidemment très forte (le deuil originel où ces deux vies se sourcent nous empêche d'écrire très belle). Mais le ressort du livre, sa grande beauté, son intelligence, sa puissance c'est précisément l'inverse, non la figure linéaire, mais sa composition en kaléidoscope qui commence dès la première page, en fragments. C'est que s'y mêlent, en une très brillante et maîtrisée construction littéraire, l'événement tragique, le deuil, le combat de ces deux hommes contre vents et marrées, mais aussi les digressions les plus diverses sur la découverte des manuscrits de la Mer morte par un berger bédouin, les noms de Dieu dans les traditions juive ou musulmane, les oiseaux migrateurs, la tradition de la fauconnerie, les camps nazis, la culture de la vigne par les moines orthodoxes, les prouesses d'un jeune irlandais, Christopher Costigin, qui, en 1835, explore, en compagnie d'un marin maltais qui en a vu d'autres, le Jourdain, le lac de Tibériade et la « Mer de sel » pour en dresser la cartographie et qui en mourra, enterré à l'ombre du mont Sion, mais aussi la traversée de la vallée de Hinnon (la Géhenne de la Bible, la vallée des Tourments des incroyants dans le Coran) en 1987 par le funambule Philippe Petit qui, ne trouvant pas de colombe, achètera à un vieil Arabe de Jérusalem un petit pigeon en faisant office, lequel menacera de le faire chuter en se posant sur le balancier plutôt que de s'envoler, les performances de Bansky, le graffeur, la correspondance entre Einstein et Freud, une conférence d'Antonin Artaud à la Sorbonne ou une composition de John Cage.
Et la force du livre tient tout entière en ce qu'ainsi piqués par la curiosité, éblouis par l'érudition de l'auteur, passionnés par ce que nous lisons et apprenons, nous tombions soudain, mais régulièrement, d'un paragraphe l'autre, là sur le mur de séparation, ici, sur un chek-point, là sur le souvenir d'un camp nazi, ici sur une bande de kamikazes islamistes. Tel est le sort de « ce crime de la géographie », et sans doute un peu de l'histoire, que nos deux héros tentent de conjurer ensemble.
Un des livres les plus impressionnants lus depuis dix ans. Merveilleusement traduit.