En 1941, quatre pêcheurs du nord du Brésil parcourent deux mille kilomètres à bord d'une jangada, traditionnel et frêle radeau de bois, pour revendiquer leurs droits auprès du président Vargas à Rio. Mandaté pour un film censé contribuer au « rapprochement culturel » entre les Etats-Unis, le Brésil et le Mexique, le jeune mais déjà célèbre Orson Welles entreprend de raconter leur périple au cinéma. Mais l’un des quatre hommes, Jacaré, disparaît en mer lors du tournage...


Les conditions de vie de ces pêcheurs et de leurs familles sont terribles. Assujettis à l’autorité brutale et aux prélèvements disproportionnés des propriétaires de leurs embarcations de fortune, ces véritables forçats de la mer vivent la faim au ventre, avant de presque tous disparaître un jour, avalés de père en fils par l’océan. Pourtant, leur dignité et leur détermination restent intactes, et c’est avec la force paisible et la rectitude de ceux à qui l’intégrité et la fidélité à leurs valeurs profondes épargnent doutes et regrets, que la délégation menée par Jacaré part ingénument en croisade, le coeur empli de sa bonne foi et de son juste droit, tout autant que de sa confiance en l’autorité suprême du pays. Leur courage et leur sincérité candide paieront, en un joli pied de nez à la laideur du monde. Mais, comble de l’ironie, le sort se retournera lorsque la récupération politique et la mise en scène factice de leur aventure pour le cinéma provoqueront le drame.


Pour le génial cinéaste, cette tragédie agit comme un détonateur. Il s'acharnera à finir son film malgré tout, mais loin cette fois de toute visée propagandiste, en dévoilant sans fard le misérable destin des « serfs de la mer » brésiliens. Boudées et "oubliées" par les maisons de production, les bobines ne seront montées que cinquante ans plus tard, pour sortir au cinéma, après la mort de Welles, sous la forme d'un documentaire intitulé It’s All True. Un demi-siècle aura ainsi été nécessaire pour que l'on s'intéresse à la réalité derrière la légende : un intervalle qui donne à réfléchir quant à la responsabilisation de la création artistique en matière d'authenticité et de respect de la vérité.


Fidèle, quant à elle, aux faits réels, Carmen Stephan évoque cette histoire étonnante dans une prise de recul qui en révèle toute la poésie en même temps que l’infinie cruauté. L'élégance de sa plume et la finesse de ses observations rendent un hommage lumineux à ces pauvres jangadeiros capables, par leurs seules force et beauté d'âme, de renverser des montagnes.


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Cannetille
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le 27 févr. 2022

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