Les romans de Cécile Ladjali ont un don, celui de nous pousser toujours plus loin dans la culture, dans les ruelles de mondes lointains ou dans les pensées d'artistes brillants. Il est rare de refermer un de ses livres sans pousser la lecture autour de recherches annexes. Si « La Chapelle Ajax » reprenaient le mythe du célèbre et tragique héros grec en le mêlant au destin non moins dramatique de Mark Rothko, « Ordalie » revenait sur la passion de Bergman et de Celan, son dernier livre « Aral » mêle l'opéra à la disparition de la mer d'Aral.
Au Kazakhstan, Alexeï et Zena grandissent comme deux enfants curieux et talentueux. Elle la scientifique, lui l'artiste. Leur vie auraient pu être une histoire d'amour simple et forte comme en vivent ceux qui grandissent et vieillissent ensemble. Mais au bord d'une mer absente, désertique, rien n'est si aisé.
Alexeï sombre dans la surdité à mesure que s'élabore sa passion pour la musique et l'harmonie des sons, dont il cherche à élaborer une huitième note. Zena, volontaire et intrépide, vit sur sur le son d'une autre onde, et le silence, l'absence, sépare peu à peu les amoureux. La mer d'Aral est centrale dans ce beau récit, quintessence de l'absence, du doute et du paradoxe. Quand la mer est un désert, quand le musicien est sourd, comment déceler le vrai, le son, la présence? Alexeï sombre dans le mutisme et la paranoïa, et se hasarde dans des suppositions, des doutes, des intuitions pour parer à cette réalité biaisée, brisée.
Cécile Ladjali nous plonge dans ce Kazakstan lointain, dévasté par des conflits avec l'Union Sovétique, le détournement de fleuves qui assèchent la mer d' Aral, et des expérimentations de produits toxiques sur des îles proches, sujet encore mystérieux de cette région.
Le ton du roman est doux et poétique, dans un univers résolument dévasté. Il effleure diverses réalités différentes, jusqu'à ce que le héros finisse par affronter l'essence de son doute et de son manque, et se réconcilie avec. Seul bémol de ce récit, la conceptualisation trop sophistiquée, trop pesante, d'Alexeï en tant qu'artiste sourd, qui produit un dédoublement dans son appréhension de sa propre identité quelque peu ennuyeux, une redondance narcissique qui sied peu à l'élaboration du personnage.
Mais au delà de cela, la maîtrise du langage de Cécile Ladjali est appréciable, tant du point de vue littéraire que de la sensibilité du texte. On pourra noter que l'auteur enseigne dans une école pour enfant sourd à Paris.
Un texte intéressant, précis et subtil.
Emma Breton