Quand certains chercheurs ( http://pct.u-paris10.fr/table_des_matieres/ ) qui travaillent depuis plusieurs années sur un nouveau code du travail plus protecteur et moins obèse nous le livre dans l'indifférence générale et surtout politique, d'autres, des autrices-auteurs, tentent d'imaginer quel pourrait être le travail de demain.
Un livre bénéfique et intelligent dans sa construction mais particulièrement sombre dans son ensemble, qui aurait dû sortir à deux dates : celle choisie par La Volte, et une autre, plus politique encore (mis à part le revenu universel de Hamon qui a « buzzé », sans pour autant faire du sujet un sujet véritablement central, le débat a été plutôt absent des présidentielles), situé dans un futur incertain, où le mot "ordonnance" sortira de la bouche de Pujadas pour parler d'autre chose que de la hausse des tarifs de la consultation chez le médecin.
Le sédatif Macron ayant rendu la France somnolente, il appartient alors à quelques poches de résistance ici et là de foutre des claques à deux trois zozos encore en état de se réveiller.
Et ici, le réveil est dur. Ubérisation, précarité, esclavagisme moderne, aliénation, créa-ti-vi-té, libération, monnaie, évaluation, autant de mots-clés qui pourraient faire partie d'un programme commun entre Fillon et Macron pour les législatives (l'alliance la plus naturelle entre le jeunisme à coup de hashtags et le conservatisme au steack haché), mais qui ici participent à la création d'un univers fictionnel qui ressemble furieusement au notre.
Les 12 nouvelles oscillent entre SF « classique », et une autre plus « originale », si tant est que ça veuille dire quelque chose. Mais quelque soit l'angle choisi, force est de reconnaître que l'ensemble est réussi : montrer sous le prisme nécessairement un peu forcé de la fiction que le réel est largement à la hauteur de ces univers parallèles et que, au final, ce qui est forcé, ce n'est pas tant le trait de l'écrivain, mais notre formidable propension à éviter de regarder la réalité telle qu'elle est véritablement.
Catherine Dufour, dans la nouvelle « Pâles mâles » qui ouvre le recueil, nous propose un monde pas si différent du nôtre : le personnage principal doit trouver du travail tous les jours, des CDD d'une heure, qu'elle doit enchaîner la journée durant, dans un nombre de domaines tout à fait différent : fair des fiches produit, s'occuper du chien d'untel, faire des massages, faire des vidéos « ASMR », remplir des captchas et j'en passe. Hormis le temps de passage différent entre deux boulots, quelles différences avec les intérimaires ? Payé à coups de lance-pierre pour des CDD usant à durée d'usage afin de payer un loyer astronomique dans une cage cosmique par son indigence, ces derniers doivent être « polyvalents », grand mot de la future précarité généralisée qu'on opposera au créatif hyper-spécialisé sorti de sup de co.
Eh tiens, parlons-en de ceux là. Damasio propose une nouvelle qui, comme c'est souvent le cas avec lui, s'attache très largement à une idée philosophique, en l'occurrence Deleuzienne (ou plutôt traitée sous le prisme de Deleuzien) sur l'acte de création (http://www.lepeuplequimanque.org/acte-de-creation-gilles-de…). Dans « « Serf-made-man ? Ou la créativité discutable de Nolan Peskine » l'auteur nous fait réfléchir sur le glissement sémantique généralisé que nous impose le monde de l'entreprise sur le monde des mots. En effet, être « créatif » est tout aussi bien employé pour créer un parcours de caddie dans un magasin que pour qualifier le travail ô combien difficile d'un cuisinier de haute-volée. Ce thème, que je trouve particulièrement intéressant, pourrait se décliner à l'infini : « agilité », « innovation », « flexibilité », « liberté », autant de mots qui constituent une novlangue, autant de définition qui ont pour objet de se substituer à celles que nous connaissons. Ceci n'est sans rappeler la LQR de Hazan qui « est la langue qui dit ou suggère le faux même à partir du vrai. » (http://attac.valenciennes.free.fr/novlangue.php)
Ce qui est particulièrement intéressant dans cette nouvelle c'est que le mot définit le rôle (creator junior par exemple), et que le mot, complètement dévoyé dans ce monde, veut donc remplacer la définition que nous lui donnons par celle que lui donne les manageurs : ou comment entrer de plain-pieds dans 1984 (ou dans un tableau particulièrement cauchemardesque de Magritte) et se retrouver avec un génération qui penser que l'innovation, c'est inventer la chose la plus inutile qui se vendra le mieux.
J'ai dit inutile ? Ah oui, je l'ai dit. Ca tombe bien, car l'inutilité est quelque chose de commun dans le monde du travail et que cela a été traité par Karim Berrouka dans « Nous vivons tous dans un monde meilleur » où des employés travaiullent pour on ne sait trop quoi, on ne sait trop qui, dans un climat de parano général.
Il y a beaucoup d'autres nouvelles très intéressantes dans le recueil (sur une autre monnaie qui fonctionne très différemment de la notre, sur le « labeur » dans la construction d'un récit, un échange épistolaire hilarant entre un écrivain et divers sphères qui gravitent autour de lui etc...) je ne vais pas en faire la critique une par une, je vous conseille juste d'aller chez votre bouquiniste préféré, et de commencer à ruminer un petit peu sur un sujet aussi important que celui-là et qui risque de vous rendr eun peu malade par tant de brio.
Mais pas d'inquiétudes, bientôt, on vous filera des ordonnances. [critique écrite en 2017 au lendemain de l'élection de Macron]