Marlow ou le regard d'Ulysse
Le livre est précédé de sa réputation, à la fois comme classique et comme roman adapté par Coppola pour Apocalypse Now (après une tentative avortée d'Orson Welles). Ce que je ne soupçonnais pas, c'est que, en comparaison, Apocalypse Now paraisse être une agréable comédie...
C'est donc un livre court (petit roman ou longue nouvelle) particulièrement sombre. Dès le début : nous sommes sur la Tamise, la nuit tombe et la pénombre entoure lentement les personnages qui vont écouter l'histoire de Marlow. Et on sent que cette pénombre est lourde de menaces. L'ambiance est plantée. On ne va pas rire... Dès qu'il ouvre la bouche, Marlow parle de la mort. Et celle-ci va être omniprésente.
D'ailleurs, seuls deux personnages ont un nom (Marlow et Kurtz); eux seuls paraissent vivants, alors que tous les autres semblent morts ou sur le point de mourir. Les descriptions nous les montrent maigres, livides, de véritables fantômes.
Marlow va donc raconter une incroyable expédition en Afrique. Engagé par une compagnie commerciale coloniale, il va remonter un fleuve à la recherche d'un personnage obsessionnel, Kurtz, présenté à la fois comme génial et cinglé. Mais plus l'expédition va avancer, plus on va sombrer dans la folie. D'abord, parce qu'il faut être fou pour se lancer dans une telle aventure (ce sont les propos du médecin qui va examiner Marlow avant son départ). Ensuite, Marlow sera confronté directement à la folie : un navire bombarde la jungle sans la moindre raison, on fait péter des explosifs qui ne servent à rien, etc.
La folie principale, c'est celle de la colonisation. Le premier chapitre (il y en a trois) se déroule en partie dans une station coloniale, qui impose une loi injuste et inconnue à des populations indigènes. On construit une voie ferrée qui ne va nulle part. Les stations sont dirigées par des incompétents tyranniques et arrogants. Des gens sont employés à des métiers vides de sens (surveiller une route qui n'existe pas). Cette parodie de civilisation est un véritable chaos social.
Mais le chaos n'est pas seulement social. "Là-bas, l'échec ne venait pas de l'extérieur", nous dit Marlow : le livre est aussi une plongée vers l'enfer intérieur. Face à une nature plus qu'hostile, les hommes sont obligés de se replier sur eux-mêmes. Tout dépend alors de leur propre force morale. La déchéance morale est très présente. Tout n'est que ruine. Les stations sont rongées par la nature qui reprend ses droits.
A ce moment-là, il faut parler d'une possible interprétation symbolique. Kurtz semble avoir abandonné la société ; Marlow affirme que Kurtz ne résiste plus à ses désirs. Dès qu'il a envie de faire quelque chose, il le fait. Il rejette ce qui fait la base de la vie sociale. Il représente l'échec de la civilisation, incapable de faire disparaître les pires instincts bestiaux. La victoire appartient à cette superbe femme, qui ne fait que deux apparitions, et dont on devine qu'elle incarne la nature triomphante.
Marlow cède progressivement, lui aussi, à cette déchéance morale. Petit à petit, il se rapproche de Kurtz. Lui qui ne mentait jamais, qui était même dégoûté par le mensonge, il se met à mentir. Ça peut paraître simple, mais c'est un pas fait vers le mauvais côté.
L'absence de nom pour la majorité des personnages, l'absence de noms de lieux (on sait que ça se déroule en Afrique, c'est tout), ainsi que les interprétations symboliques instaurent une ambiance mythologique. Ce roman pourrait très bien remplacer la descente aux enfers d'Ulysse dans l'Odyssée. Car c'est bien de ça qu'il s'agit, la descente au fond de l'enfer moral, la découverte de la force de la bestialité humaine.
Enfin, il faut mentionner la qualité de la narration. Ce roman très contemplatif a une écriture qui transcende la réalité et impose une vision unique du monde, d'un monde particulier. Un véritable chef d'œuvre.