Ouais ouais je n'ai peur de rien, je mets comme titre à cette critique le titre d'un livre de Maïa Mazaurette qui parle peu ou prou de la même chose, et qui est sorti un tout petit peu avant Au-delà de la pénétration. Il va sans dire que si je critique le bouquin de Mazaurette quand je l'aurai lu, le titre de ma critique sera celui du livre de Martin Page.
A priori, ce livre ne me concerne plus. Il m'a concernée, mais il ne me concerne plus : clairement, mon orientation sexuelle ayant récemment évolué, je ne suis pas le public cible. En effet, comme le dit Kenshin dans sa critique (laquelle m'a devancée de vingt-quatre heures, diantre !), le public cible, ce sont les hommes cis hétéro ; à quoi j'ajouterais néanmoins les femmes cis hétéro. Bref, on parle de la sexualité dominante, de celle qui est la plus pratiquée et la plus représentée, et on parle de la pratique dominante de la sexualité dominante : la pénétration, c'est-à-dire ici la pénétration phallique d'un vagin. En effet, comme le souligne Kenshin, ce n'est pas très inclusif : Martin Page part de son point de vue d'homme cis hétéro, ce qui ne me dérange pas dans la mesure où l'écrivain est bien conscient de ses propres biais et insuffisances, il le dit, il nuance, il reformule. C'est une pensée en construction, qui repose sur une connivence joyeuse avec le lectorat (notamment par un ton familier, en plus des aveux modestes sur ses biais de pensée) ; et c'est une pensée également qui appelle d'autres paroles, parce qu'on pourra en effet se dire qu'un homme qui critique la pénétration, c'est bien mignon, mais la parole, il faudrait peut-être la laisser aux femmes (cis, hétéro), non ? qui sont les premières à subir l'impératif pénétratif qui domine l'hétérosexualité lambda : et c'est ce que fait Page dans le troisième chapitre de son court essai, il publie les témoignages de femmes, mais pas que, et pas que hétéro (cis, par contre, je ne sais pas), et c'est vraiment passionnant, vraiment riche, vraiment utile.
Alors, si je ne suis plus concernée, pourquoi ai-je voulu lire ce livre ? J'essaie d'adopter un point de vue critique et rétrospectif sur mon passé d'hétéro, j'essaie de comprendre notamment ce qui a bloqué, ce qui a posé problème, ce qui m'a poussée à explorer d'autres choses. J'ai eu la surprise de me reconnaître dans un certain nombre de témoignages, auxquels je ne m'attendais pas, du troisième chapitre ; et j'ai beaucoup apprécié l'humilité, l'effort de remise en question et de subtilité, de Page. Le début enfonce un peu des portes ouvertes pour quelqu'un.e d'un minimum déconstruit.e ; mais il y a quelques trouvailles, dans les formulations, des intuitions qui restent à creuser, notamment cette idée, qui a trouvé en moi un écho profond et assez perturbant, de la pénétration comme une fuite vers la rentabilité, comme d'une pratique capitaliste qui impose une temporalité brève et réglée comme du papier à musique. J'aurais aimé que Page creuse la question, et c'est une des raisons pour lesquelles je n'attribue "que" 7/10 à ce livre : il pose des jalons, mais il pourrait aller plus loin, il me semble qu'il y a encore tant de choses à dire. Une chose est certaine : ce petit ouvrage est un bon manuel d'initiation à la déconstruction sexuelle, je le dis pour tous les mecs cishet qui me liront. Remettez en question vos pratiques ; dites-vous que personne ne vous accuse d'avoir la vision du sexe que tout le monde a, mais qu'il est peut-être judicieux de se mettre à douter méthodiquement (soyons cartésien.ne.s) du bien-fondé de cette (de votre) vision du sexe.
Pour moi, il était clairement trop tard ; mais quand je repense à la sexualité qui a été la mienne pendant une douzaine d'années, je me dis que j'aurais aimé avoir quelques pistes, quelques armes, pour réfléchir, seule et avec mes partenaires, à d'autres manières de sexer ; les changements récents dans ma vie m'ont même donné envie d'écrire là-dessus, nous verrons bien, si je peux poser quelques jalons moi aussi, enfin, bon. C'est bien beau de savoir que la pénétration n'est pas le Graal, qu'on ne jouit pas comme ça, qu'on peut avoir d'autres pratiques ; mais ce n'est pas forcément assez pour tuer, dans la pratique, l'idée massive selon laquelle "SEXE = PENETRATION", cette idée qui est complètement, de mon point de vue, masculine, et qu'on intériorise parce que toute l'histoire socio-culturelle (et même religieuse, économique, etc) de l'humanité, tous les médias, tout le patrimoine culturel, fétichisent la pénétration. Je crois que ce livre peut être salutaire, même si bien sûr, comme pour tout livre, il risque de rencontrer surtout un public déjà acquis à sa cause ; néanmoins, j'ai quelque espoir, car ce livre ne s'adresse très clairement pas aux communautés, aux personnes, déjà les plus "déconstruites" (entre guillemets, parce que je ne sais pas si on peut parler de "déconstruction" si on s'est construit.e hors de l'hétéronormativité ; quoique je suis à peu près persuadée que cette norme contamine très largement les personnes non hétéro, mais c'est un autre sujet).
Ajoutons que, non content de faire réfléchir, d'être bien écrit, de poser des jalons, ce livre constitue également une lecture fondamentalement plaisante : ça se lit très facilement, très vite, il n'y a pas là de quoi décourager quiconque. Comment ne pas, alors, recommander à tou.te.s (pourquoi pas ? peut-être que si vous n'êtes pas cishet, ou que vous ne l'avez pas été, vous en tirerez quelque chose, au moins une compréhension de ce à quoi vous avez échappé, et du monde dans lequel vous vivez malgré vous) ce court essai, qui pour être un peu trop court, et perfectible, que ce soit dans ses bases théoriques qui pourraient être plus rigoureuses et aller plus loin, ou sur d'autres aspects (j'aurais aimé plus de témoignages, peut-être plus d'exemples de sexualités alternatives, une conclusion qui, sans fermer le propos, aurait néanmoins pu être un peu plus ferme, etc), n'en est pas moins vraiment intelligent. Au-delà de son utilité évidente, il donne du grain à moudre pour être plus ouvert.e, plus tolérant.e, plus à l'écoute ; il fait aussi se sentir, je pense, un peu moins seule (je genre exprès au féminin), car il est assez lumineux - non content de critiquer, il veut ouvrir les possibles, et ça fait vraiment du bien.
NB : Si jamais par hasard quelqu'un.e des éditions Monstrograph (Martin Page ou Coline Pierré, quoi) passe par là, je voulais juste souligner le fait qu'il y a pas mal de fautes d'orthographe dans le bouquin, dont certaines vraiment très très gênantes, en particulier dans le troisième chapitre...