Il n'est pas de roman qui résiste mieux à la critique qu'Au-dessous du volcan, le chef d'oeuvre de Malcolm Lowry, son oeuvre unique même.
D'abord parce que le texte lui-même est d'une difficulté extrême : les phrases sont travaillées, reprises et reprises pendant une dizaine d'années, sophistiquées, très longues, pleines de ruptures, de syncopes - et aussi de références culturelles obscures, parfois absconses, pas forcément intéressantes pour tout le monde (ainsi de l'intérêt de Malcolm Lowry et de son personnage principal pour la kabbale). La lecture d'Au-dessous du volcan peut s'apparenter à l'escalade d'une montagne, semblable au volcan du titre, à un défi face à l'escarpement des phrases. L'épreuve la plus grande est sans doute celle du premier chapitre, une centaine de pages particulièrement ardues, d'ailleurs détachées du récit à proprement parler puisqu'elles sont écrites une fois que celui-ci est achevé, consumé. Arriver au bout de ce chapitre, avec l'image magistrale de la grand roue dans la nuit d'orage, et l'on peut ensuite se laisser envahir par les mots et accompagner le drame.
La seconde difficulté tient à la mythologie créée autour du roman, et plus encore à ses sectateurs, à ses adeptes. Je ne crois pas une seconde à la légende du texte perdu à trois ou quatre reprises, à chaque fois récrit par Lowry, toujours lié à son Graal; il fallait inventer de telles légendes pour façonner celle de l'oeuvre maudite. Il y a plus gênant - Au-dessous du volcan est souvent accaparé par la secte des alcooliques intellectuels, ou des intellectuels alcooliques, qui trouvent dans l'oeuvre la plus belle justification à leur addiction. Lowry accompagne ainsi, mais bien plus haut, des auteurs comme Bukowski ou Blondin dans leur panthéon. Cet attachement aussi permanent qu'anecdotique n'a pas grand intérêt. Le roman parle d'ailleurs tellement d'alcool qu'il finit par n'en plus parler du tout - ou par en parler beaucoup mieux.
Critique difficile, donc. J'aborderai la pente de la façon la plus impressionniste possible, à travers l'évocation des phrases, des images, des moments qui m'ont frappé, sans forcément me soucier des liaisons. Cette approche me semble particulièrement intéressante pour un roman qui n'a certes rien d'impressionniste - entre romantisme exacerbé, amour fou, désespoir le plus noir et extrême lucidité. Un flot de contradictions donc, qui ressemblent assurément à la vie.
LA ROUE
"Au-dessus de la ville, dans la noire nuit d'orage, à l'envers tournait la lumineuse roue."
Ainsi s'achève le premier chapitre, un an après les faits qui vont être rapportés, chapitre pendant lequel on a envisagé, au moins dix fois, d'arrêter sa lecture.
La roue est bien sûr celle du destin, mais aussi celle de toutes les fêtes foraines, toujours en surplomb, "machina infernal" comme l'indique un panneau, à prendre au sens premier, une porte de l'enfer. C'est aussi la roue d'Ixion, supplicié par Zeus, attaché à une roue enflammée, condamné à tourner sans cesse. C'est ainsi l'image du consul, seul, tête en bas, ballotté dans la roue, torturé - et qui fait ici l'expérience de l'enfer. La roue tourne à l'envers - flash-back, retour en arrière, un an avant, au commencement de la fin.
L'ALCOOL
"mescal", dit le consul.
Surtout ne pas réduire le roman à cette phrase culte, ni encore une fois à l'alcool. Le mescal est l'ultime degré, la dernière station, le stade extrême où tout retour en arrière sera impossible. La phrase fatidique a été repoussée et repoussée depuis le début du roman : la bière, puis le whisky, puis la tequila, crescendo mystique et fatal, avant la commande fatidique et toujours retardée. On peut penser à un autre alcoolique notoire, Jim Morrison (celui des Portes et du Père-Lachaise), qui dit, sans doute de façon plus simple, moins subtile, mais très forte assurément, l'étrange pouvoir de l'alcool : "S'enivrer ... On garde un parfait contrôle jusqu'à un certain point. C'est votre choix, à chaque gorgée que vous prenez. Vous avez ainsi une série de petits choix. C'est comme si ... J'imagine que c'est toute la différence entre le suicide et la capitulation lente."La différence entre le suicide et la capitulation lente. L'alcool permet d'être, à chaque gorgée, de plus en plus lucide - jusqu'au moment où l'on s'effondre. Ce n'est pas vraiment une problématique de pochards - pas une brève de comptoir.
JALOUSIE ET COLERE
"Tu fais un tel scandale.
Non, je n'en fais pas Yvonne. Je suis en train de parler très calmement. Comme en te demandant : qu'as-tu jamais fait pour personne d'autre que toi ? (...)
Bien sûr que je vois la belle situation romantique où vous vous êtes fourrés tous les deux. (...)
Comme s'il cueillait par la racine les baisers,et puis mettait la jambe sur sa cuisse et poussait un soupir. Vraiment, quel sacré bon temps vous avez dû vous payer tous les deux, à peloter de la paume en jouant à tétons vole toute la journée, sous prétexte de me sauver ..."
En clair - la colère de geoffrey Firmin est presque banale et ainsi résumable (même si les amateurs du roman trouveront cette interprétation très simpliste) : vous prétendez vous occuper du monde, vous ne faites que bavarder et vous occuper de ma femme ... Et précisément, en entrant dans son espace privé, celui de l'amour fou (auquel il tente encore, un peu, de s'accrocher, à cet instant du roman), l'autre (elle évidemment, et tous ceux qui la rejoignent), le livrent à l'extérieur, à la merde du monde. Noir sur noir.
LES VOLCANS
"Devant lui, les volcans abrupts semblaient s'être rapprochés. Ils dominaient la jungle sous le ciel le plus bas- intérêts massifs en marche à l'arrière-plan."
Ixtaxihuatl et Popocatepetl. Deux volcans, en fait, la femme et l'homme, deux volcans éteints mais où tout fermente à l'intérieur. On est loin du yin et du yang. A la fin, l'explosion aura bien lieu.
NOIR. OUTRENOIR.
"La main de conquistador du pelado ... se fermait maintenant sur une lugubre pile de pesos et de centavos d'argent, tout tachés de sang.
Le pelado avait volé l'argent de l'indien mourant.
De plus surpris à ce moment par le receveur qui grimaçait par la fenêtre, il choisit avec soin dans la petite pile quelques pièces de cuivre, sourit à la ronde aux passagers préoccupés, et paya sa place avec ça."
"Un livre noir comme la sépia de la sèche". Le bus dans lequel ont embarqué le consul et ses compagnons, traverse, dans un long road novel, toute la merde du monde. On ne respire plus. Sur le bord de la route, un cheval à l'arrêt, son cavalier allongé un peu plus loin. Le bus s'arrête. Personne ne bouge, les Européens pas plus que les locaux. Un homme sort, va à la rencontre de l'homme allongé, s'agenouille à ses côtés, accompagne ses derniers instants. C'est l'unique manifestation de compassion, de partage, dans un univers de néant et de désespoir. Compassion ? On découvrira plus tard qu'en fait le voyageur, celui qu'on surnomme le pelado, est parti dépouiller le mourant. Une couche de noir de plus, sur un noir déjà extrême. Aucune trouée d'espoir.
LA FIN
"Quelqu'un jeta un chien mort après lui dans le ravin."
Explosion du volcan. Un cri. Rideau.