C’est encore une fois un récit fleuve que nous propose là Philippe Jaenada avec ce Printemps des monstres. Un récit qui nous replonge dans l’année 1964, précisément le 26 mai, jour où le jeune Luc Taron quitte le domicile parental pour ne plus jamais y revenir. Le garçon sera retrouvé mort le lendemain dans les bois de Verrières, dans l’Essonne. Après quelques jours d’enquête qui ne débouchent sur rien de bien probant, un homme qui se surnomme l’étrangleur va envoyer durant 40 jours des lettres haineuses et cruelles à la presse et au père du jeune garçon dans lesquelles il se dit qu’être l’auteur de ce crime. Finalement arrêté, puis jugé et condamné à la prison à perpétuité, Lucien Léger, petit être falot et sans envergure, reviendra par la suite sur ses aveux et ne cessera au cours de sa détention de crier son innocence, affirmant qu’il a participé à ce “canular” pour rendre service à quelqu’un.
Sur plus de 700 pages, Philippe Jaenada nous fait revivre cette incroyable affaire, se transforme en profiler, se rendant sur les lieux du crime presque 60 ans après, fouillant dans le passé de l’accusé mais aussi dans celui des parents de l’enfant et de quelques personnages clés de cette affaire qui va révéler bien des failles et des découvertes.
Tel un détective minutieux, Jaenada ne laisse rien au hasard, étudie toutes les hypothèses, toutes les possibilités, lit et relit entre les lignes du dossier d’instruction, reprend un à un tout les articles de presse parus à l’époque, tissant au fil des chapitres, au fil des pages, le portrait de personnages, pour certains peu glorieux et pleins de mystère, qu’il ne ménage pas, notamment le père du petit Luc qui révélera être un homme bien différent de l’image qu’il se donne à travers la presse et la radio.
Finalement, on se rend compte que, comme dans “l’affaire Grégory”, de nombreuses erreurs ont été commises lors de l’enquête, que des éléments n’ont pas été pris en compte ou ont disparu, et que l’instruction menée à l’époque comporte de nombreuses failles et incohérences.
Jaenada les pointe une à une, démonte de nombreuses conclusions pour arriver à une évidence : Lucien Léger n’a pas tué le jeune Luc Taron.
Il nous révèle la face cachée de cette affaire aussi complexe qu’édifiante au milieu des ces années 60, dans un Paris en noir et blanc.
Avec beaucoup d’inspiration, il faire revivre tous les protagonistes et l’ambiance de la capitale à cette époque que l’auteur connait très bien pour y avoir passé toute sa vie.
Comme dans La petite femelle ou La serpe, Jaenada s’autorise des digressions, nous parle de sa petite santé, de son hygiène de vie, de ses visites à l’hôpital et de son opération à la tête. Il fait également un parallèle étonnant et extrêmement judicieux entre cette affaire et l’œuvre de Patrick Modiano qui entretiennent une certaine correspondance, avec des personnages aux noms bizarres (Jacques Boudot-Lamotte, Georges-Henry Molinaro, Nina Douchka…) qui semblent tout droit sortis des livres de l’auteur de Chevreuse.
La singularité de ce livre à la noirceur presque célinienne réside encore une fois dans la force et la détermination que met l’auteur à s’immerger dans cette affaire avec un sens du détail incroyable, qui durant plusieurs années s’est s’imprégné de ses personnages au point de ne faire plus qu’un avec son récit dans le but de nous démontrer que l’erreur judiciaire est manifeste.
Un récit qui aurait pu se révéler indigeste, qui comprend, certes, quelques longueurs – presque normal pour un livre de 750 pages – mais qui par son humour, le ton caustique et parfois narquois de Jaenada, par la richesse de son propos, son art de la narration et de la digression, et même par moment ses petits accents lyriques, se lira ou s’écoutera avec un plaisir immense…
Un livre que j’ai dévoré en audio (37 heures d’écoute quand même) lu avec talent immense par Bernard Métraux.
https://www.benzinemag.net/2022/01/09/au-printemps-des-monstres-philippe-jaenada-mene-lenquete-dans-les-annees-60/