Un abîme sans fond, une nécessité. C'est impossible de ne pas être indécente dans la critique d'un livre qui témoigne, au plus proche des sensations, cette expérience horrifique, la déportation. J'ai une admiration sans fin pour Charlotte Delbo. Pour ses actes de bravoure, et aussi pour ses mots qu'elle s'applique à rendre si justes, si honnêtes et précis. L'introduction même de ce livre est une déclaration d'intention : "Aujourd'hui, je ne suis pas sûre que ce que j'ai écrit soit vrai. Je suis sûre que c'est véridique".
Charlotte Delbo a attendu vingt ans pour sortir son oeuvre, elle avait la conscience aiguë que l'opinion publique ne serait pas prête immédiatement après la guerre, à entendre ce qu'elle avait à témoigner. Trop tôt, elle estimait qu'elle serait dans « dans la situation de celui qui, mourant d'un cancer, essaye d'attirer l'attention de celui qui a une rage de dents ». Quelle lucidité, et quelle force aussi.
Au delà d'une consignation des horreurs endurées, elle a voulu construire une oeuvre, pour toutes ces camarades de camps, celles qui sont tombées, dévorées par les chiens, suicidées contre les barbelés, gazées comme des déchets inutiles, étouffées par la maladie, mordues par le froid terrible, épuisées par la faim ou la soif... C'est l'absolue horreur des camps qui nous est conté, une horreur qu'on connaît intellectuellement mais que Charlotte Delbo nous fait ressentir dans notre chair. C'est impossible même après cette lecture de s'imaginer lucidement les souffrances endurées, l'inhumanité à son paroxysme... et aussi la solidarité entre les femmes, qui m'a ému aux larmes. Une oeuvre pour ne pas oublier, pour ne pas recommencer.