La quatrième de couverture de Aucun Homme n’est une île n’entretient guère le doute. Nous sommes dans une uchronie à court terme, ce que confirment les premières pages du roman.
Quid de la divergence ? Retardé de quelques mois, le débarquement des anti-castristes a réussi. Ayant opté pour les parages de la base de Guantanamo, les contre-révolutionnaires ont provoqué le casus belli permettant aux États-Unis d’intervenir directement en occupant Cuba. Contraints de retourner à la clandestinité, Fidel Castro et Che Guevara se sont retranchés dans le massif de l’Escambray d’où ils espèrent repousser l’envahisseur. Apprenant la nouvelle, Ernest Hemingway renonce in extremis au suicide. Il voit dans l’événement l’occasion d’effectuer son baroud d’honneur en interviewant les deux révolutionnaires. Sous une identité d’emprunt, un agent de la CIA l’accompagne dans son périple pour le protéger. Ses supérieurs lui ont confié également une autre tâche : profiter de l’occasion pour assassiner Castro et Guevara.
L’uchronie s’apparente à un jeu intellectuel où le côté ludique l’emporte souvent sur l’aspect historique de l’exercice. Elle se doit de rester lisible par un lecteur doté d’un bagage culturel moyen, tout en respectant un minimum de vraisemblance aux yeux du connaisseur. À ce petit jeu, Christophe Lambert a déjà démontré son savoir faire et on ne peut pas lui reprocher d’avoir négligé sa documentation. Bien au contraire, il en donne les clés dans une bibliographie instructive reportée à la fin du roman. On peut toutefois constater sa préférence pour le jeu, références et clins d’œil cinématographiques y compris. En la matière, celui adressé à Apocalypse now de Francis Ford Coppola sonne comme les cuivres pompiers de La chevauchée des Walkyries. Mais tout ceci n’est pas bien grave comparé à l’aspect expéditif du dénouement qui m’a presque gâché la lecture du roman. Je dis presque gâché, car je dois le reconnaître, sur sa globalité Aucun Homme n’est une île reste un divertissement de bonne tenue, soutenu par un propos qui ne dépareillerait pas dans un roman noir.
Aucun Homme n’est une île, c’est un peu la guerre du Vietnam dans les Caraïbes. Christophe Lambert ne cache d’ailleurs pas ses intentions à ce sujet. Il faut reconnaître qu’il procède avec l’art et la manière, créant un contexte historique alternatif très vraisemblable, tant au niveau géopolitique qu’à une échelle plus intime. L’intrigue ne perd pas son temps à démarrer, l’auteur évoluant dans le registre du roman de guerre. On suit ainsi deux trames qui finissent par converger au cours d’un final que je ne peux m’empêcher de trouver décevant. Ceci est d’autant plus regrettable que le propos de l’auteur ne me paraît pas inintéressant et qu’il est porté par deux personnages, l’un fictif et l’autre historique, assez réussis.
Le premier, Robert Stone, travaille pour le compte de l’Agence de renseignements américaine. Exécuteur des basses œuvres, il combat pour la démocratie en utilisant des méthodes anti-démocratiques. Hemingway lui sert de faire-valoir, l’amenant à se dévoiler progressivement et à s’interroger sur ses motivations. Le personnage révèle ainsi un tempérament empruntant davantage au détective hard-boiled qu’à l’agent dévoué ne se posant aucune question. Stone n’aime pas le mode de vie qu’il défend. Une course de rats consacrée à gagner de l’argent, payer ses impôts, acheter une maison plus grande, une plus grosse voiture, une meilleure marque d’alcool… Pourtant, en démocrate, il opte pour le choix qui lui apparaît le moins pire, se révélant au final incapable de dire s’il est satisfait ou non de cette option. Que lui reste-t-alors ? Boire un coup, parce que c’est dur.
Pour le second, Ernesto Che Guevara, on se passera des présentations. Christophe Lambert ne cache pas sa sympathie pour le personnage, même s’il n’occulte guère ses zones d’ombre. Il en fait une sorte de moine soldat, icône christique porteuse d’un évangile de libération par la violence. Un existentialiste dévoué à une Cause authentiquement communiste, jusqu’à l’oubli de sa personne et de l’individu. À la fois fascinant et effrayant, le Che incarne pourtant une figure charismatique attachante, du moins beaucoup plus que Fidel Castro, à qui l’auteur français taille un costume de matador roublard œuvrant dans son propre intérêt.
L’excellence de ces deux caractères permet d’oublier les faiblesses de l’intrigue. D’abord, l’aspect caricatural des Soviétiques que l’on croirait échappés d’une mauvaise série B. Et puis, l’irruption miraculeuse des hélicoptères américains, venus sauver Hemingway et Stone du guêpier où ils se sont fourrés. Tout ceci peut paraître un détail, pourtant à ce moment du récit, j’ai eu le sentiment d’une mauvaise blague.
Heureusement, si ce bémol vient atténuer quelque peu mon enthousiasme, il ne compromet pas complètement la qualité de l’atmosphère et de la reconstitution. Au final, Aucun Homme n’est une île reste un bon divertissement. Certes pas inoubliable, mais suffisamment convaincant pour passer un bon moment.