Je peux peut-être compter sur les doigts d'une main passée à la meuleuse le nombre de biographies (si besoin auto) qui comptent dans ma bibliothèque imaginaire, tant j'ai un problème de fond avec le genre et ses présupposés catégoriques ; y compris face à des œuvres qui ont su poser leurs jalons, comme chez Chateaubriand ou chez Zweig traitant des maîtres.
Je ne pense pas croire encore à la domination absolue de la forme sur le fond dans un purisme esthète qui correspond, il me semble, à une approche de jeunesse un peu naïve des Lettres. Mais je fais encore procès au biographique, enfermé dans une nécessité de saisie organisée du réel – qu'elle soit mensongère, complaisante ou autre important finalement assez peu –, de ne parvenir pas assez à toucher cette rupture d'avec le monde qui me paraît nécessaire en littérature. Une littérature digne d'exister, peu importe ce dont elle traite et comment, cherche à créer des triangles de Penrose verbaux.
Un bouquin, dont j'achève ici ma troisième lecture, a toujours fait exception à ce dégoût, et il s'agit d'un recueil de sonnets – boiteux, volontairement – publié par Cliff en 93, mon année de naissance incidentellement.
En apparence, le recueil de Cliff, malgré la singularité qu'il a d'organiser une approche biographique en une suite de cent sonnets très descriptifs et simples, directs, paraît pourtant ne pas savoir s'échapper du reproche que je fais au récit de vie. On n'a pas affaire avec cette Autobiographie (dont le titre si sec, nu et banal est un autre geste en soi) à un manuel de dérapages picturaux comme j'aime à en chercher en poésie. Les images proposées par l'auteur sont le plus souvent explicites, le rythme des sonnets globalement assez constant même s'il se délite de plus en plus au fur et à mesure en enjambements qui ensuite se propagent de poèmes en poèmes. La vie narrée est plutôt quelconque, et c'est celle de beaucoup d'amateurs d'art perdus qui ne savent pas comment vivre de leur interrogation face à deux mondes (celui des corps et celui des lettres) et qui finissent par vivoter en produisant de leur côté entre deux leçons ici et là, après des expériences scolaires plus ou moins heurtées.
Le geste intéressant dans l'approche de Cliff réside probablement dans une capacité singulière à intégrer un carcan aussi commun dans une forme elle-même épuisée depuis maintenant un demi-millénaire. Par une astucieuse conjugaison de deux balises qui s'annulent, le caractère spécifique du recueil de Cliff naît de la multiplication du banal par le banal, du vécu par le vécu ; et la saisie des vapeurs industrielles et crapoteuses, éthyliques, des quais de Louvain, ou l’effervescence des corps barcelonnais qui brûlent dans d'impossibles fusions, se pare ainsi d'une puissance unique par le jeu du générique contre le générique.
Tour de passe-passe à certains yeux, peut-être, mais quand un système est vicié comme l'est celui du biographique, il faut savoir le saisir par-dessous pour le retourner, comme dans un combat de tortues. Et resteront tout de même des fulgurances comme cet autoportrait final en « monstre aux mains pourries de paresse ».
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J'écoute Tribe en rédigeant cette petite note ce matin, entre un café et un Mehari's qui refroidissent en même temps comme un morceau de banquise fondant sous une grande langue : « you can relate ».