A défaut de savoir interpréter les artistes, est-ce que nous pouvons interpréter les critiques d'art ?
Difficile en effet de ne pas rire ou s'offusquer devant la plume de Luigi Ficacci, lorsque celui-ci tente d'aborder la peinture de Francis Bacon. Ce sont des développements particulièrement pompeux, et surtout verbeux, qui nous sont proposés. Arrivés à la fin d'une phrase, nous en avons bien souvent oublié le début. Les "grands mots" s'enchaînent avec frénésie. On ne sait jamais vraiment où nous mènera le prochain paragraphe, tant le fil de la réflexion est décousu. Le discours de Ficacci tombe malheureusement dans le stéréotype des critiques d'art imbuvables.
L'erreur impardonnable de Ficacci est cependant de plonger avec ferveur dans les possibilités du sens à donner aux toiles de Bacon. Ce dernier a pourtant toujours été indifférent à cette tentation d'imposer une "narration" à ses toiles. Pensons aux interviews avec David Sylvester, où ce dernier tente absolument de faire passer ses propres interprétations à Bacon, sans même écouter les réponses du peintre. Il est étonnant de voir que Ficacci peut à la fois s'appuyer bel et bien sur la parole de Bacon (par exemple lorsqu'il évoque les "cages" de ses tableaux, et comment il ne faut pas tomber dans une métaphorisation systématique de celles-ci) tout en se fourvoyant complètement dans les interprétations à donner.
Ficacci ne voit que ce qu'il a envie de voir. Il nous propose un portrait d'un Bacon imaginaire, englué dans des considérations artistiques vagues et mortifères. Pour un critique d'art qui met la part belle sur le monde subjectif, il est étonnant de voir comment l'on tente ici d'objectiver Bacon. Ficacci peut par exemple mentionner les nombreuses photographies et reproductions présentes dans l'atelier de Bacon. Qu'en conclut-t-il ? Que Bacon trouve que la photographie est le dispositif le plus à même de capturer la réalité...
Plutôt que de suivre le fil de la parole de Bacon, Ficacci suit ses propres obsessions. Pour prendre un autre exemple, l'auteur s'appuie ainsi sur une citation de Bacon, où ce dernier évoque la nécessité de devoir se rappeler des visages dans la création d'un portrait, tout en essayant "canaliser l'énergie qui s'en dégage". Que peut-on entendre par cette "énergie" ? Que signifie cette "canalisation" ?
Réponse de Ficacci :
"Alors qu'aucune discipline ni aucune science de la civilisation moderne ne peut intimement comprendre ou gouverner le réel, l'œuvre, en exprimant, tel un trauma, le mal-être existentiel de l'individu, permet de faire devenir réel le monde subjectif, de se reconnaître soi-même en tant que sujet". (p. 80.)
Aucun rapport donc. Ficacci se regarde lui-même à travers la peinture de Bacon. Il répète inlassablement ses propres questionnements. Ainsi la sempiternelle question de l'écart entre la réalité et l'arbitraire de sa représentation sera rabâchée, sans qu'aucun progrès ne se fasse sur le thème.
Alors, cela ne veut pas dire qu'il se fourvoie complètement. De temps en temps une idée intéressante pointe le bout de son nez. Mais celle-ci est ensuite noyée dans un déluge de mots ou des conclusions n'ayant aucun rapport avec les prémisses. Il peut par exemple soulever la question du corps, thème fondamental s'il en est, mais il n'effectuera aucune recherche sur ce qu'est un corps. Noyant Bacon dans le sens, il en oublie l'être… Le seul intérêt du livre sera donc les citations de Bacon lui-même, plus parlantes que n'importe quelle digression artistique.
Extrait d'une interview de David Sylvester, republiée dans le Guardian à l'adresse suivante : https://www.theguardian.com/theguardian/2007/sep/13/greatinterviews
"But you do, in fact, paint other pictures which are connected with religion, because, apart from the crucifixion, which is a theme you've painted and returned to for 30 years, there are the Popes. Do you know why you constantly paint pictures which touch on religion?
- In the Popes it doesn't come from anything to do with religion; it comes from an obsession with Velasquez's Pope Innocent X.
- But why was it you chose the Pope?
- Because I think it is one of the greatest portraits that have ever been.
- But aren't there other equally great portraits by Velasquez which you might have become obsessed by? Are you sure there's nothing special for you in the fact of its being a Pope?
- I think it's the magnificent colour of it.
- But you've also done two or three paintings of a modern Pope, Pius XII, based on photographs, as if the interest in the Velasquez had become transferred on to the Pope himself as a sort of heroic figure.
- It is true, of course; the Pope is unique. He's put in a unique position by being the Pope, and therefore, like in certain great tragedies, he's as though raised on to a dais on which the grandeur of this image can be displayed to the world.
- Since there's the same uniqueness, of course, in the figure of Christ, doesn't it really come back to the idea of the uniqueness and the special situation of the tragic hero? The tragic hero is necessarily somebody who is elevated above other men to begin with.
- Well, I'd never thought of it in that way, but when you suggest it to me, I think it may be so."