Critique contenant des spoils non masqués
Que dire de Baise-moi ? Je ne suis pas du tout fan de Despentes ; ni pour son style - qui se défend , ni pour ses idées, qui se défendent un peu moins. J'ai donc débuté ma lecture en sachant pertinemment que je ne serais pas en accord avec sa vision du monde, des femmes, du féminisme, du sexe.
Mais contre toute attente, ce livre m'a beaucoup marquée : à peine l'ai-je refermé, qu'il a laissé en moins un profond dérangement ; une impression étrange, mais puissante, d'une sororité à l'expression tout à fait originale. J'ai été happée du début à la fin, l'ayant lu presque d'une traite - ce qui ne m'arrive que très rarement, et seulement pour des ouvrages qui me bouleversent.
Ici, ce ne sont pas les scènes de sexe, que l'on ne compte plus, qui m'ont bouleversée ; ni la lourdeur des descriptions des vidéos pornographiques que Nadine s'enfile à longueur de journées, ni les descriptions de viol ou de meurtre, ni encore le style volontairement vulgaire et provocateur de Despentes - qui est à mon sens plus inefficace qu'autre chose, à force d'être revendiqué comme subversif, là où son omniprésence finit par habituer le lecteur à ce qui prétend à le choquer.
Ce ne sont pas non les quelques belles, et parfois même élégantes phrases de Despentes ponctuant ses fameux paragraphes de descriptions phalliques et vulgaires, venant délicatement parsemer le roman d'une touche lyrique qui colore cette prose violente.
Ce qui m'a bouleversée, ce sont ces femmes. Ces femmes au fond du trou, ces femmes qui se vendent pour survivre, et qui survivent plutôt que vivent depuis bien trop longtemps ; ces femmes détruites psychologiquement, que la vie n'a jamais épargnée, et qu'elle n'épargne pas plus ici. C'est ce qui fait la force de ce roman, qui se conclue par une réflexion implicite sur la destinée, sur l'envie irrépressible d'une fin grandiose qui n'en sera pas une - Sehnsucht ; jusqu'au bout, l'univers sera ingrat envers Nadine, jusqu'à ne même pas lui octroyer le droit de pleurer son mentor, son amie et son amante fantasmée.
Car Baise-moi est avant tout le cri du coeur d'une femme à qui on a empêché de parler, de hurler à la femme qu'elle aimait ce qu'elle désirait, qu'elle la désirait. Le titre se révèle d'autant plus puissant qu'il semble à première vue être l'intonation du quotidien de ces femmes, violées inlassablement, que des dizaines d'hommes souillent chaque jours, et à qui elles balancent pourtant ces mots sans y penser, ne les désirant pas, et ne pouvant pas les balancer aux personnes qu'elles désirent vraiment. Ce roman est celui qui lève le masque de l'inhibition des femmes, à travers le personnage de Nadine, qui m'a beaucoup touchée - éternelle enfant, elle qui se roule en boule dans le lit miteux d'un hôtel du fin fond de la France, est épuisée par les coups, par sa vie et sa condition de femme.
C'est donc avec un douloureux plaisir que j'ai suivi cette quête d'une vie meilleure, ou plutôt moins pire, par ces deux femmes désenchantées, à travers une France qui les ignore, qui les maltraite et qui les viole, poussant leur psyché jusqu'au paroxysme de la violence : leur seule libération consiste à mettre fin à leur cavale, et donc à cette aventure, sans réel but sinon que de s'échapper, sans réfléchir, pourvu qu'on aille loin...
L'un des messages de Baise-moi est donc bien que lorsque l'on est une femme, qu'on le veuille ou non, la vie nous tombe dessus, avec ses violences et ses ingratitudes ; "ces choses qui devaient arriver, on croit pouvoir y échapper", mais elles ne sont que l'appel à la fuite éternelle.
Un roman frappant, puissant et éminemment sorore, qui m'a fait aimer les femmes encore plus qu'avant.