Baise-moi
6.1
Baise-moi

livre de Virginie Despentes (1993)

https://www.youtube.com/watch?v=cr22BK-AB8g


Petite Eika a quinze ans et huit mois. Elle entame alors l’exploration d’un domaine « interdit », pour lequel son obsession est grandissante : la littérature érotico-pornographique. Un art dont elle acquiert l’expérience discrètement, par degrés, et -ça va de soi- en autodidacte complète : elle a bien constaté que le bouquin de cul, en société et même parmi les amis, c’était la même chanson que pour le film d’épouvante : quatre-vingt-dix-neuf regards gênés, pour un seul sourire complice. La seule difficulté, c’est que, pour une raison évidentes, il lui est délicat de se procurer un livre de genre. De fait, ses connaissances dans ce domaine restent minimes, se limitant à une plâtrée de novelettes soi-disant sulfureuses, mais à l’érotisme aussi appétissant qu’un plateau repas servi dans la deuxième classe d’un avion Air France, facilement trouvables sur Amazon, « et avec extraits offerts. » Un peu gavée de ces produits faciles, petite Eika tente d’aller chercher l’aventure ailleurs. C’est ainsi qu’elle tombe sur Baise-moi. Elle ne sera pas déçue.



Son petit visage d’enfant qui joue, grand yeux pleins d’innocence et de curiosité dénuée d’appréhension. (…) Il arrivera en courant, avec cette démarche amusante qu’on les enfants très jeunes. (…) Ses joues sont rondes, c’est un enfant bien nourri, bien aimé. Il ramassera son ballon rouge vif avec des taches de sang bien rouges et encore humides. Il s’en mettra un peu sur les mains. Les taches sombres sur le ballon, qui est venu buter contre le crâne défoncé du mort au milieu du salon.>



Le sexe est là, bien sûr. Trop ? Pour petite Eika, qui, si elle connaît désormais le B-A-BA de l’acte sexuel, ne l’a jamais lu autrement que sous des formules telles que « tétons durcis par le désir », « Abdominaux en tablette de chocolat à croquer » (véridique), ou encore « fesses girondes qui sont une véritable invitation à la luxure », c’est déjà beaucoup. C’est bien pornographique, dans le sens où les personnages ne respirent que pour jouir, qu’ils recherchent sans cesse, maladivement, le côté sexuel chez l’autre, la faille par laquelle ils pourront les prendre, avant de se faire prendre par la leur. Mais pour la première fois, devant ses yeux ébahis, ces corps en chaleur sont décrits avec style ; leurs mouvements nerveux, enragés, mais précis, sans enjolivures, ni phrases de vierges effarouchées. Petite Eika voit les baises s’enchaîner, toutes différentes, toutes passionnées, fragiles et dérisoires, en même temps que brutales et dévastatrices, et la luxure qui transparaît au fil des pages lui paraît d’autant plus jouissive qu’elle ne connaît pas de barrières, quitte un peu les conformismes de la pornographie standard qu’elle a pu lire jusque-là. Oui, on peut dire que sans être parfait, Baise-moi est un bon livre de cul.



A côté de la porte, une métisse ultra-haute température toise les garçons du haut de ses hauts talons. Sa jupe s’arrête pile où lui commence le bas-ventre, découvrant ses jambes interminables et les garçons évitent d’imaginer comment elles s’enroulent autour de la taille de celui qui la travaille. Elle les écoute en souriant, mains sur les hanches, bouge un peu du bassin quand elle éclate de rire. L’appel du sexe se conjugue ici à l’impératif et comprend un voyage pour l’enfer. Elle est fatale, au sens premier du terme. Tout le monde dans le bar connaît des histoires de garçons rendus fous à cause d’elle et tous les garçons du bar ne demandent qu’à y passer. >



Quand on y réfléchit, aussi, il n’y a pas que le stupre, là-dedans, qui fascine petite Eika. Il faut savoir que c’est une époque où cette petite gosse, sans détester son foyer, commence à s’y sentir un peu à l’étroit. Pas un jour ne passe sans que ne lui vienne l’envie d’enfiler ses bottes en faux cuir de chez H&M (qu’elle trouve badass, soit dit en passant) pour partir aussi loin que ses jeunes jambes le lui permettent. Peu importe la destination, tout ce qui compte c’est le mouvement. Bon, par chance, elle possède tout de même une carte Navigo utilisable dans tous les coins d’Ile-de-France et des parents assez conciliants, ce qui lui permet de faire de temps à autre un trajet depuis chez elle (Centre-Ouest parisien) jusqu’à Melun (Sud-Est parisien), en des transports mal connus, peut-être même mal famés (!), Icon For Hire vissé sur les oreilles. Pour elle, le summum du voyage, de l’indépendance, c’est encore ça. C’est bien, mais ce n’est pas assez. Et là :



-Je ne suis pas une femme d’intérieur moi. Je suis une femme de rue et je vais aller faire un tour. >



Et plus loin :



-Y a plus de train à cette heure-ci.
-Non. T’es là pour la nuit.
-Ouais, il n’y a plus de train avant demain matin.
-Ben au moins, t’as de la conversation. Tu vas où ?
-Plutôt vers Paris.
(…)
-Tu sais conduire ?
L’autre répond oui.
-Ben, si tu peux conduire, moi j’ai une voiture et je veux aller à Paris.>



Ainsi tout est si simple. Naïve petite Eika, qui se met à rêver d'une voiture convenable et de la nationale 7 bientôt à portée de main, qui compte les kilomètres qu'elle avalera à son volant, de région en région, jusqu'au bout de son périple (la mer par exemple ? Oui, mais c'est pas obligé, il y a tellement d’autres possibilités). Heureuse qui comme Nadine et Manu, sillonne les routes sans attaches et sans bagages, pour une destination incertaine. Mais passe d'abord ton permis, gamine.


Il y a quelque chose d’autre, aussi, dans ce livre, quelque chose qui marque encore plus profondément de son empreinte l’esprit d’une adolescente influençable et en quête d’identité intellectuelle : ce quelque chose, c’est la manière de. Le style, si on préfère. Le langage. La façon dont les choses sont perçues, racontées. Le comportement. Le tempérament. A l’époque où elle entame la lecture de Baise-Moi, petite Eika, sans être aux antipodes des héroïnes de Despentes, ne présente pas de ressemblance frappante avec elles : elle ne fume pas, ne boit pas, ne couche pas, ne sait pas se battre (problèmes de motricité fine, les médecins ont dit) et n'y peut pas grand-chose, pour l'heure tout du moins.
Reste le langage. Enfant d'un milieu plutôt aisé ayant appris à parler chez la Comtesse de Ségur, petite Eika est plus encline à user d'expressions surannées que de réelles grossièretés. C’est dommage, parce que les gros mots lui plaisent. Ses potos du lycée lui ont bien enseigné quelques tournures vulgaires, mais elle s’est vite rendu compte que des phrases banales dans lesquelles on case au hasard « j’m’en bats les couilles » et « Putain d’sa mère la chienne », c’était plus ridicule qu'autre chose. Dans Baise-Moi, c'est autre chose (pour elle, en tout cas): si les héroïnes en imposent à longueurs de pages, c'est bien par leur phrasé, qui sous son apparente obscénité, est plus finement ciselé qu'on ne pourrait le croire. Le texte est souvent écrit à la manière d'un morceau de musique (punk, on s'en doute): concis, tranchant, très imagé, tenant de retranscrire ses idées d'une manière presque pulsionnelle. Cela donne, malgré quelques lourdeurs d'écriture, des métaphores percutantes ("Des traînées sombres lui éclaboussent tout le dos, comme une fresque rageusement raturée. Inquiétants hiéroglyphes déchaînés dans la chair.") C'est ce qui crée le style du livre, et transforme beaucoup des répliques en punchlines: le livre semble souvent chercher à trouver LA formule juste, celle qui, de manière littérale, flanquera un pain à son lecteur. Petite Eika peut en témoigner: elle est percutée par cette langue jusque-là inconnue, et décide très vite de l'imiter: elle se promène dans la forêt (témoin occasionnel de ses extravagances) en marmonnant entre deux bouffées de sa clope : « S’exclure du monde, passer le cap. Être ce qu’on a de pire. Mettre un gouffre entre elle et le reste du monde. Marquer le coup. » S’arrête devant un arbre, moqueuse : « Tu recevras plus conseil de grand-monde, connard, et je suis probablement la dernière loque tu vois, alors profites-en… ». Charge son pistolet en récitant son mantra : « C’est comme si la main était faite pour tenir un flingue. Métal contre la paume. Évident. Ce qui manquait au bras. » Tire. Dans tous les sens. Puis s’aperçoit que son arme n'est que deux doigts de sa main gauche, blancs et délicats, seulement maculés de toute la saleté que peuvent répandre l’encre d’un stylo et la rampe d’un escalator de RER. Et aussi que depuis le début, elle fume une cigarette imaginaire. Se dit qu’elle a l’air d’une princesse Disney qui joue à Calamity Jane. Et rentre chez elle, la tête basse, en lançant Orties sur son Ipod à coque rose, histoire de se redonner un peu de contenance.


Il n’empêche qu’elle reviendra à ce livre. Les mêmes passages, plusieurs fois. Fascinée par toute cette saleté, toute cette impudeur. C’est là que, dans les méandres de sa personnalité en formation, une certitude se forme : celle que petite Eika, qui n’a jamais été qu’une gentille fillette amoureuse des belles-lettres,est aussi attirée sur le sordide. Le sordide littéraire. Tout ce qui est glauque, mais susceptible de faire bouger sa vision des choses. N’importe quoi, pourvu que le bouquin lui en colle une, comme celui-ci l’a fait, à cette période de sa vie. Elle en rajoute un peu dans le dérangeant et l’horrible. Ne déteste pas voir sa sensibilité mise à mal. Et décide, les mois qui suivent sa découverte, de poursuivre son exploration au pays de la littérature trash, du porno de tous types (mais surtout littéraire, il y est en général de meilleure qualité que porté à l’écran), de ce qui va la secouer, changer, radicalement, sa vision des choses. Tous cet univers qui l’effraye et la fascine à la fois.


Deux ans et cinq mois plus tard, Eika est majeure. Elle commence à boire, commence à sortir, tout naturellement. Elle a lu Bukowski, mais pas encore Miller (un peu de Esparbec, aussi, et c’est tout à fait sympathique, il écrit bien, ça se lit tout seul). Elle commence tout juste à savoir faire des phrases vulgaires bien tournées (savoir placer un discret "la putain d'mes deux" au détour d'une phrase revêt toujours à ses yeux un charme indéniable). Elle aimerait bien changer son pseudonyme sur le site culturel où elle officie depuis quelques temps, car il fait trop petite fille.
Un jour tout à fait paisible, alors qu’il paraît certain qu’elle va quitter sa région natale pour étudier sous d’autres cieux, elle écrit une lettre d’adieux à un petit groupe de personnes qu’elle apprécie particulièrement, et qui vont lui manquer. Et au terme de quelques élucubrations toutes pétées, elle place, en toute naïveté, le post-scriptum suivant :
*Vous me demandiez, lors de notre dernière entrevue, si je continuais à écrire. La réponse est oui, mais je ne suis pas sûre que cela vous plairait : il y a beaucoup de cul. *


Oui, décidément, Eika est une très, très vilaine grande fille.

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le 18 juil. 2018

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Dany Selwyn

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