Dany-Robert Dufour est un philosophe et la thèse qu'il développe dans ce bouquin est qu'un certain Bernard Mandeville, sorte d'érudit du début du 18ième siècle, avait jeté les bases du capitalisme politique actuel dès cette époque à travers un court essai intitulé "Recherche sur l'origine de la vertu morale". Mais que celui-ci était tellement sulfureux qu'il a été censuré ou refoulé au cours des siècles qui ont suivi. Ce texte est d'ailleurs publié en annexe de l'édition du bouquin, sauf que dans mon exemplaire, il en manque la fin : erreur d'édition ou censure, je n'en sais rien et j'en tape.

Car le bouquin en lui-même est suffisamment clair et explicite. Voici en quelques phrases la théorie exposée par Mandeville dans son essai : pour obliger les hommes à vivre en société et à modérer leurs appétits divers, il convient de les récompenser et c'est pour cela que l'on a inventé la vertu. Ainsi, les vertus morales ne sont que des productions politiques résultant de la flatterie sur l'orgueil des gens. Il en résulte deux catégorie : ceux qui acceptent de jouer le jeu (et renoncent en partie à leurs appétences en contrepartie de la reconnaissance sociale qu'ils reçoivent) et ceux qui refusent de jouer le jeu (bandits, voleurs, trafiquants, débauchés en tous genre). Des dirigeants avisés sauront stigmatiser les seconds pour s'assurer la loyauté des premiers. Là où le truc va plus loin, c'est que Mandeville identifie une troisième catégorie : ceux qui font semblant de jouer le jeu (et s'affichent comme les plus ardents défenseurs de la vertu et pourfendeurs du vice), mais qui en réalité lâchent totalement la bride à leurs appétits les plus voraces. Suivez mon regard, pas besoin de vous faire un dessin.

Et Mandeville de conclure en beauté en soulignant que si les choses sont ainsi, c'est parce que Dieu l'a voulu. Peut-être le fait-il pour s'éviter le bûcher (on ne rigolait pas avec la vertu à la fin du 17ième siècle), toujours est-il que la justification qu'il en donne, c'est que le vice, en définitive, crée la prospérité (par les opportunités économiques qu'il suscite) et qu'il vaut mieux confier le destin des peuples aux pires des hommes plutôt qu'à des saints, car c'est la seule voie possible pour que la richesse s'accroisse.

Il est assez saisissant de constater, trois siècles plus tard, à quel point ce Mandeville aura été un visionnaire. Entre autres, la classe politique et les élites économiques françaises constituent une illustration parfaite de sa théorie. Bref, dans le bouquin, Dany-Robert Dufour exalte la lucidité de Mandeville, qui aurait développé une vue plus complète que Marx (dont les analyses sont restées sociales et économiques) et que Freud (dont les analyses n'ont envisagé les choses que sous un angle individuel) et pourrait même constituer une sorte de chainon manquant entre les deux, chainon manquant que l'intelligentsia de gauche a cherché (sans le trouver) durant tout le 20ième siècle. Je ne fais qu'exposer ce que j'ai lu et compris, ce n'est pas forcément mon avis d'ailleurs et à vrai dire, je manque trop de culture philosophique pour véritablement pouvoir en formuler un.

Pour autant, le détour qu'empreinte Dufour du côté de la psychologie lui permet d'aborder la critique sociale (virulente) qu'il porte dans son bouquin sous l'angle de la perversité intrinsèque du capitalisme. Puisque ceux qui ont le pouvoir économique et politique sont les fameuses personnes de cette troisième catégorie mentionnée plus haut (ceux qui font semblant d'avoir de la vertu en se livrant en loucedé à tous les vices possibles). Si ceux qui se sont voués à la vertu seraient, d'un point de vue freudien, des névrosés, ceux qui ne font que s'y vouer en apparence seraient quant à eux des pervers. Des pervers qui ont sous la main un fétiche tout trouvé : le pognon.

La fin du bouquin est très freudienne également : le pognon, c'est le caca (et réciproquement). Principe illustré par un hommage rendu à l'artiste Wim Delvoye, dont certaines des créations mettent en exergue cette idée. Enfin, un bouquin court, qui se lit bien, pédagogique sans doute car son auteur utilise un vocabulaire accessible au commun des mortels. Et qui propose un éclairage original, possiblement convaincant, sur l'époque que nous vivons actuellement.

Marcus31
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le 18 juin 2023

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