Peut-être mérité-ce le 10. Je ne l'ai pas mis seulement parce que Racine a écrit Phèdre et Athalie, qui sont des pièces encore meilleures.
Mais il faut tout à fait reconnaître à Bajazet ses excellentes qualités : c'est un chef-d’œuvre, et on vous le fait comprendre dès la scène d'exposition. C'est très simple : avec celle du Tartuffe de Molière, il s'agit de la meilleure scène d'exposition jamais écrite. Pas étonnant que Voltaire ait admiré ce remarquable ouvrage ! Cette pièce ne mérite d'être lue rien que pour son début magistral.
Mais le reste de la pièce est à la hauteur : les enjeux sont prenants, les personnages intéressants, et Roxane nous livre un aperçu, encore plus réussi qu'Hermione dans Andromaque, de ce que sera la plus grande héroïne racinienne : Phèdre. Les autres personnages ne sont pas en reste, mais pourquoi vous les exposer : découvrez-les, découvrez l'intrigue et découvrez le dénouement !
En outre - est-il encore utile de le préciser- la plume de Racine est absolument sublime, grandiose et belle. C'est une bien meilleure pièce que la Thébaïde sur ce point-là. Et parce que l'intrigue de Bajazet est furieusement intéressante, c'est bien meilleur qu'Esther. Et parce que les retournements de situation sont bien écrits, c'est bien meilleur qu'Iphigénie.
C'est de surcroît une belle audace dramaturgique dans son époque. Racine situe son action dans un Orient qui lui est contemporain : quand toutes les pièces ressassent le passé, pour sûr, c'est audacieux ! Il justifiera lui-même que la distance géographique peut compenser celle temporelle. Mais je ne me laisserai pas avoir : je vois surtout un dramaturge suffisamment brillant qui a bien compris que les pièces de théâtre que tous écrivaient mettaient en scène des personnages qui n'avaient rien d'antique, et qui se comportaient comme des personnages du XVIIe siècle. Ce serait peut-être cette clairvoyance presque désabusée que je reprocherais à Racine dans cette pièce : quitte à avoir situé son action en Orient, il est dommage que sa pièce n'en soit pas plus empreinte. Mais, vous conviendrez, ce défaut est bien pardonnable, et obéit surtout à une esthétique.
En bref, cette pièce, parce qu'elle brille d'excellence, mérite le 10. Mais je ne lui accorde pas parce qu'elle n'est pas ce que Racine peut faire de plus haut. Et c'est là toute la force de ce génie : il atteint l'excellence sans même y penser et, pour peu qu'il veuille faire une bonne tragédie, il touche l'atmosphère le plus divin de la poésie dramatique.
Cher Racine, merci encore.