Ce vendredi 23 avril a été un grand jour pour deux héros tricolores bien différents. Du moins à en croire les médias et réseaux sociaux qui ce week-end n'ont pas tari d'éloges à leur égard.
Le premier était attendu en la personne de Thomas Pesquet. Le spationaute qui en matière de déconfinement a trouvé la solution ultime : quitter cette Terre qui ne tourne plus très rond pour enfin se retrouver à plus de six personnes et s'affranchir des gestes barrière. Et que je t'embrasse un pote astronaute, et que je te fasse un selfie avec un autre collègue cosmonaute ou peut-être même taïkonaute. Bref, la tête dans les étoiles et zéro fausse "naute" pour notre Thomas Pesquet national qui, il est vrai, a tout du super héros : une belle gueule de gendre idéal, un sens du partage photographique et il faut le dire un courage à toute épreuve. Chapeau l'artiste.
Vous me direz, quel rapport avec le roman de Melville ? J'y viens, j'y viens.
Le deuxième héros, qui a fait très fort sur Twitter, joue dans une autre catégorie, moins classieuse il faut le dire mais toute aussi populaire : Koh-Lanta. Oui, vous avez bien reconnu là l'émission de téléréalité du groupe TF1 et tant pis si vous trouvez un peu rude de passer sans transition de la conquête spatiale à celle de l'audimat. Il a pour nom Vincent et se trouve être l'un des 12 derniers concurrents encore en lice pour "monter sur les poteaux" (ceux qui n'ont jamais vu Koh-Lanta se demandent sans doute de quoi je parle mais rassurez-vous je ne vous en tiendrai pas rigueur). Ce Vincent, donc, s'est illustré vendredi soir par un comportement que les amateurs de l'émission ont considéré comme particulièrement brave. En résumé, il a refusé de se soumettre à l'injonction qui lui était faite par le reste de son équipe - et par sa cheffe autoproclamée - de voter contre une joueuse du camp adverse, joueuse à laquelle il avait semble-t-il donné sa parole d'honneur. Un héros vous dis-je ! C'est qu'au pays qui a inventé l'idéal chevaleresque et la Révolution-coupeuse de forte têtes on ne plaisante pas avec la parole ni même avec la liberté de penser (et de voter). Dont acte : le Vincent ne se dédiera pas et la méchante donneuse d'ordre finira dans le décor.
Mais le plus intéressant dans cette histoire se situe comme souvent dans les mots. Car notre incorruptible et valeureux Vincent, face caméra, les yeux dans les yeux a assorti son refus de soumission d'une formule inattendue, en anglais dans le texte, qui a marqué les spectateurs : "I don't want this ". On le sait depuis le "Casse-toi pov con" présidentiel ou le "Non mais allô quoi" nabillien, les sorties les plus improvisées (et les plus improbables) ont l'assurance d'un succès immédiat voire pérenne. Va donc pour ce "I don't want this" qui a immédiatement rencontré l'assentiment de plusieurs millions de Français qui eux-aussi en sont là, à ne plus vouloir ceci - les obligations - ou cela - l'infantilisation. Bref, ce Vincent a vu rouge et est devenu en l'espace de quelques minutes le héros de tout un peuple (du moins celui de TF1).
Et Bartleby alors ?
Eh bien voilà, le personnage du court roman de Melville est un clerc de notaire dont la tâche professionnelle consiste à copier des actes dans une étude. Il a pour plus grand plaisir dans la vie de manger des biscuits au gingembre. Mais la principale caractéristique de ce personnage atypique tient au fait qu'il va s'opposer aux injonctions de son patron par une simple et implacable réplique : "I would not prefer to".
Avec ce "Je préfèrerais ne pas" réitéré le plus calmement du monde, Bartleby instaure une forme de désobéissance particulièrement efficace, ses supérieurs se décourageant face à tant d'opiniâtreté, et impose sa liberté comme principe inaliénable. Un personnage qui ne joue pas dans la cour des super-héros (comme Thomas Pesquet) mais dans celle des héros du quotidien (ou anti-héros) à laquelle chacun peut s'identifier (comme ce fameux Vincent).
Autrement dit, le "I would not prefer to" du Bartleby de Melville a anticipé de plus de 150 ans le "I don't want this" du Vincent de Koh-Lanta. Comme quoi, toute comparaison gardée, au lieu de regarder TF1 il est toujours bon de relire ses classiques !
Papier écrit le 26 avril de l'an II du confinement