Batman nous est familier. Parce qu’il appartient à la culture populaire. Parce qu’on a suivi ses péripéties burtoniennes ou nolaniennes. Parce qu’on a exploré, par curiosité ou avec avidité, les comics le mettant en scène. Dick Tomasovic éventre l’icône pour sonder, à travers quatre-vingt années d’œuvres, les tréfonds du personnage. Un travail d’orfèvre découpé en chapitres thématiques passionnants.
On l’aperçoit en vedette dans des comics, dans les films de Christopher Nolan ou de Tim Burton, dans des séries télévisées, animées ou non. Il se fond dans la peau d’Adam West, Michael Keaton ou Christian Bale et à travers une nuée d’objets dérivés. Il hante l’imaginaire collectif depuis la fin des années 1930 et continue, aujourd’hui encore, de fasciner des millions d’aficionados dispersés aux quatre coins du monde. Dans la plupart de ses configurations, Batman apparaît sombre, dénué d’humour, mû par un traumatisme d’enfance, sans super-pouvoirs ni visions solennelles. C’est une icône visuelle minimaliste, immensément plastique, créée en un tournemain par Bob Kane, puis narrée et mise en scène dans les histoires de Bill Finger. Modelé et remodelé au fil des années par une tripotée de dessinateurs, d’auteurs et de scénaristes de toutes obédiences, Batman porte l’ambivalence en bandoulière : hors-la-loi secondant la police, impitoyable justicier malgré son absence de pouvoirs, individu solitaire aux pourtant nombreux cercles intimes… Dick Tomasovic dessine avec à-propos la figure du Batman : il s’agit d’un mythe urbain s’épanouissant à Gotham City, de quelqu’un pouvant supporter toutes les apparences, faire l’objet de tous les fantasmes et le lit de toutes les dérivations métafictionnelles ou métadiscursives.
L’illustrateur Bruce Timm rend hommage, dans ses œuvres, à toutes les facettes de Batman, y compris celles qui n’appartiennent qu’à l’imagination féconde des adolescents. Au même titre que les auteurs Frank Miller ou Dennis O’Neil, il a contribué à forger le personnage et écrire la fable qui l’accompagne – enfantine, sociétale, judiciaire. C’est pourtant Batman lui-même qui demeure son meilleur conteur : ses apparitions spectaculaires, ses déguisements effrayants, ses gadgets sophistiqués participent tous d’un art de la mise en scène dans lequel le Chevalier noir agit en clerc. Le cadre dans lequel le justicier masqué s’exprime ne se réduit pas à Gotham City, puisque c’est tout le folklore et les légendes urbaines qui se voient conviés à travers les personnages de Robin, du Joker, de Double-Face ou de Killer-Croc. En ce sens, le sous-titre de l’ouvrage en dit long sur l’étoffe, mais aussi la plasticité du personnage. Dick Tomasovic, professeur en Études cinématographiques à l’Université de Liège, évoque par ailleurs la manière dont les scénaristes reformatent continuellement les faits d’armes de Batman, s’emparent d’un détail insignifiant pour le transformer en matrice insigne, s’adonnent en enquêteurs à « la dilatation d’un événement mineur ». La vitalité de l’homme chauve-souris semble découler de la pluralité des regards qui se portent sur lui. Bruce Wayne et son alter ego sont continuellement en cours de redéfinition, sujets aux explorations intimes, iconiques ou narratives de créateurs aux sensibilités et tropismes variés.
Sur un malentendu, Batman aurait pu s’appeler Bird Man et ressembler, peut-être, au personnage incarné par Michael Keaton dans le film d’Alejandro González Iñárritu. Inspiré d’une machine volante dessinée par Léonard de Vinci, le Chevalier noir connut différentes caractérisations, avant que Bill Finger n’en fasse une sorte d’anti-Superman et n’en affine le costume. Cette opposition à Superman, on la retrouve dans la conception de l’espace : Metropolis est une ville lumineuse, moderne, confrontée à des menaces extérieures, tandis que Gotham City se veut sombre et gothique, en butte à une pègre grouillant à même ses bas-fonds. Dick Tomasovic raconte en quoi la métropole et Batman se réinjectent sans cesse l’un dans l’autre, jusqu’à se confondre. Dans son ouvrage, tout se trouve exemplifié par les planches des comics, les épisodes des séries télévisées ou les séquences des films : la détermination du justicier masqué, les moqueries dont il fait l’objet, les échecs qu’il essuie, le côté « grand frère » dont on l’affuble volontiers, ses techniques de combat mises au diapason de sa conformation graphique, l’homosexualité dont on le suspecte… Ce dernier point mérite d’être explicité : le célèbre psychiatre Fredric Wertham analysa en son temps les médias de masse et la manière dont ils affectent les esprits. Si ses études sont aujourd’hui controversées, cela aboutit jadis à un Comics Code Authority inspiré du Code Hays cinématographique. Au départ, l’univers de Batman était essentiellement masculin, avec Alfred et Robin pour indéfectibles compagnons de route et des femmes retorses comme seul horizon féminin. Le récit a cependant peu à peu été « hétérosexualisé », à coups de relations amoureuses, de mariages avortés et d’une virilisation des rapports masculins. La main de Fredric Wertham n’y est certainement pas étrangère.
Les comparaisons, légion dans cet ouvrage, aident à mieux cerner le personnage. Ce dernier a beau s’avérer plastique et évolutif, il campe néanmoins sur des fondamentaux immuables. Batman est un détective hard-boiled, comme ceux de Dashiell Hammett ou Raymond Chandler. Il se conçoit comme le miroir inversé de Spiderman : nocturne contre diurne, sombre contre coloré, sentiment de supériorité contre complexe d’infériorité, gravité contre (relative) insouciance. Batman et Robin forment un binôme rappelant Sherlock Holmes et le docteur Watson. Robin offre par ailleurs une fenêtre d’identification aux jeunes lecteurs, tandis que le détective d’Arthur Conan Doyle, préfigurant le Chevalier noir, permet d’ouvrir la voie des non-dits : Bruce Wayne et sa double vie sont-ils envisageables sans le recours aux drogues, les mêmes auxquelles s’adonne Sherlock Holmes ? Cette double identité donne corps à l’un des chapitres de l’ouvrage. Le postulat défendu par Dick Tomasovic en étonnera sans doute plus d’un : c’est le milliardaire noceur, le civil affable, qui constituerait le vrai masque, l’identité falsifiée, le soi le plus difficile à assumer. Jamais à court d’arguments puisés dans les œuvres mettant en scène le justicier masqué, l’auteur décrit tour à tour Batman comme un clown, Big Brother ou un workaholic… Il n’oublie pas d’épingler l’une des mutations majeures du personnage, esquissée notamment chez Frank Miller : Batman est devenu au fil du temps militariste et réactionnaire. Chez Christopher Nolan, dans un contexte post-11 septembre, le voilà, lui le Chevalier noir refusant habituellement les armes à feu, à la tête d’un arsenal militaire et espionnant tout Gotham grâce aux technologies de pointe manipulées par Lucius Fox. Ainsi, au-delà de la double identité, c’est l’ambivalence de Batman, indissociable du personnage, que Dick Tomasovic met en lumière avec maestria.
Critique publiée sur Le Mag du Ciné.