Avis de la page 30 - Les Explorateurs de la Rentrée littéraire 2021
Pour un livre de seulement 110 pages, mon premier avis s'arrêtera à la page 30. Et déjà, Yamen Manai nous transperce le cœur, avec son narrateur qui, à la première personne et du haut de ses quinze ans, nous parle avec ses tripes et nous prend par les tripes. Interrogé par la police après avoir tiré sur son père, le maire de la ville et le ministre de l'environnement, l'ouvrage semble donc se présenter comme un monologue, un huis clos qui verra sans doute défiler interlocuteurs, le chapitre 3 introduisant par exemple la figure du Docteur Lattrache. Comme pour Bangkok déluge, je note l'à propos de la couverture, où nous voyons l'œil d'un chien reflétant un homme qui semble brandir un fusil. Peut-être sommes nous ce chien, dont le narrateur "sait qu'ils sont purs", qui regarde un geste qu'il ne peut comprendre. Il me tarde donc, comme le chien d'Ulysse, de "sentir"* l'auteur, et de remonter la piste de ces pages tortueuses.
Critique
“Protège mon âme contre le glaive, Ma vie contre le pouvoir des chiens !”, Psaume 22:20. Ceci aurait pu être l’épigraphe de l’ouvrage. A la place vous y trouverez l’épigraphe suivante : “I make music for my people”, NTM. Ça sent tout de suite la rébellion, la jeunesse et le sulfure. Un livre qui m‘a fait penser à “La Perfection du Tir” de Mathias Enard, où le narrateur et “héros”, tireur d’élite, raconte comment il abat ses victimes de loin avec son fusil, recherchant constamment cette “perfection du tir”. Ici, le héros subira un événement qui fera basculer sa vie dans le meurtre, mu par la vengeance. On ressort un peu glacé de la lecture de ce livre, d’effroi face aux actes du narrateur, dont on partage pourtant les souvenirs de souffrance et de joie, mais aussi fasciné par la logique implacable derrière l’irruption irrépressible de “cette graine de violence qu’on sème dans nos cœurs depuis tout petit” (p. 68).
C’est d’abord un livre de politique contemporaine, qui nous conte la Tunisie d’aujourd’hui, de la corruption qui gangrène la société, des problèmes qui ne trouvent pas de vraies solutions, auxquels ont va offrir un faux remède : quand les hommes politiques déclarent que les chiens sont une “menace” et décident d’éliminer systématiquement les chiens errants, alors que bien d’autres maux rongent la ville et la société post Printemps Arabes.
Un livre sur l’enfance, puisque le narrateur nous montre le monde à travers son regard désillusionné et désabusé d’adolescent, qui a bien compris que la justice n’est pas la norme, que les parents non seulement ne sont pas des héros, mais qu’en plus ils refusent de montrer leurs faiblesses, leurs tares et leurs vices, et qui ne comprennent pas que leurs enfants ne soient pas de meilleures images d’eux-mêmes, “à croire que tous les autres avaient oublié qu’un jour, ils avaient été mômes” (p. 64).
C’est bien sûr un livre sur la religion islamique, et en particulier sur la façon dont y sont perçus les chiens, où ils sont “un animal impur, impropre” (p. 65), qui n’est pas digne d’attention, qu’il faut même haïr et rejeter, loin de la société humaine, qui est pourtant aussi sale, violente, et qui plus est maligne. “Les anges ne rentrent pas dans une maison où il y a un chien” (p. 55), et c’est bien le narrateur-diable qui ressortira de la maison familiale.
Un livre enfin sur les animaux, victimes de nos pulsions sanguinaires : les chats dont “le jeu préféré des enfants est de les caillasser” (p.32) ; le caméléon brûlé par Karim, le voisin du narrateur, parce qu’il ne changeait pas de couleur ; le lion qui est lui aussi caillassé parce qu’il ne rugit pas assez fort ; les mouches même dont le narrateur estime qu’elles diraient de lui qu’il est “l’incarnation du mal absolu”. Narrateur lui aussi plein de contradictions et d’humanité donc, quand il nous avoue enfin : “Je n’en veux pas aux animaux. ils sont ce qu’ils sont, ils sont honnêtes, ils ne connaissent pas le mensonge. Les hommes ne peuvent pas en dire autant”. Rejeté par ses pairs, il ne trouvera le salut que dans sa relation avec Bella.
Une œuvre qui m’a mis un coup de poing, qui m’a apostrophé sans répit pendant 110 pages, qui m’a trimbalé dans les virées nocturnes de Tunis pour finir par me jeter à terre, seul avec mes angoisses, et qui ne laissera pas d’autres lecteurs indifférents, j’en suis sûr.
Ma note d'explorateur : 21/30, 4/5 sur Lecteurs.com
* In Pascal Quignard, Mourir de penser (Dernier Royaume, tome IX), Grasset, 2014. Le premier être vivant à “penser” dans l’histoire de la littérature est le chien d’Ulysse, pensant, sentant, reconnaissant son maître de retour sur Ithaque, juste avant de rendre l’âme.
Critique publiée originellement sur : https://www.lecteurs.com/livre/bel-abime/5637687