Dévorer la vie, avant qu'elle ne nous dévore
Je m'étais précipité sur "Biographie de la faim" au moment de sa sortie, avais commencé à le lire et... l'avais abandonné au bout de quelques pages, absolument pas passionné et surtout déçu, car j'admirais Nothomb depuis longtemps. Une déception dont j'ignorais d'ailleurs le motif : la seule chose que je pouvais dire était que je n'avais pas accroché. Et puis il y a une semaine, je le retrouve dans ma bibliothèque. Après quelques jours de lecture, le verdict tombe : ce livre est loin d'être mauvais, il est même vraiment bon. Inutile de dire que j'en fus le premier surpris, moi qui l'abordais avec appréhension. A mon avis, c'est même le dernier "grand" roman de Nothomb (et ça fait quand même sept ans), et comme par hasard, c'est son épisode autobiographique le plus délectable, le plus intéressant, le plus instructif, celui où elle lâche tout ; il devance "Métaphysique des tubes", "Le sabotage amoureux", "Stupeur et tremblements", et d'encore plus loin, "Ni d'Eve ni d'Adam". Car c'est bien là le problème : après s'être livrée, ici, avec tant d'énergie, après avoir fait partager son appétit d'ogre, notre auteure belge a eu les yeux plus gros que le ventre, et elle a continué, dans ses publications ultérieures, à "gaver" le public (au sens propre, et pour certains, au figuré), ainsi que ses écrits, de références personnelles. Elle n'a peut-être pas compris qu'avec "Biographie de la faim", elle avait tout dit d'elle-même avec brio, et que de futures tentatives ne pourraient que paraître fades ou inutiles en comparaison. Pour comprendre Nothomb, il suffit de lire ce roman, couplé à "Métaphysique des tubes" ; je ne me prétends pas spécialiste mais ce constat ne me parait pas non plus franchement réducteur. Là où je pourrais me blâmer, à la limite, c'est d'avoir failli passer à côté.
"La faim, c'est moi". Tel est donc le résumé qu'il en est fait en quatrième de couverture. Certes, on suit les pérégrinations enfantines et adolescentes de la jeune Amélie et de sa famille, leurs "aventures extraordinaires mais sans doute un peu exagérées", serait-on tentés de dire, mais en réalité, l'aspect biographique est éludé par l'universalité des propos et des sentiments. Parlant d'elle-même, naïve et innocente pucelle baladée d'un pays à l'autre, Nothomb atteint son but en parvenant à nous parler de nous, à réveiller des souvenirs, voire des émotions perdues : fille ou garçon, vieux ou jeune, nous avons tous été, un jour, un gamin qui avait faim de vivre, qui mordait l'existence à pleines dents, sans se soucier de rien. Nous avons tous eu un appétit surhumain d'envies, de sensations, de gourmandises, que nous assouvissions sans nous poser de questions, durant ce laps de temps béni que l'on appelle l'enfance. "Biographie de la faim" n'est donc pas, vous l'aurez compris, l'histoire bizarre d'un "Gargantua bis" qui ne penserait qu'à bouffer, comme peut le laisser entendre le titre, mais bien une introspection nostalgique, le récit d'un parcours avec toutes les libertés, puis les blocages psychologiques qui en découlent. Car si ce livre se contentait de faire étalage d'une enfance enchantée, il susciterait hélas moins d'intérêt ; mais c'est lorsque l'auteure met en lumière la part d'ombre de ses expériences douloureuses, notamment durant l'adolescence, que cette oeuvre s'élève, et l'on en comprend alors que trop bien le sens : à mesure que la réalité du monde se dévoile aux yeux de la créature innocente, la foi en la vie s'estompe inexorablement, et du coup, la faim aussi. Les illusions s'envolent, la magie s'effondre, le mal-être et l'incertitude naissent à l'unisson, la conscience prend le relais. Ce passage violent entre un monde imaginaire et le monde réel, Nothomb en retranscrit l'impact avec assez d'habileté pour en faire LE temps fort de son roman, celui qui justifie tout le reste... Et c'est avec impuissance que nous y assistons, cette même impuissance qui nous a contraint à vivre également ce passage, et à devoir l'accepter.