Une grande leçon d'histoire
Les livres de M. Pastoureau sont toujours aussi plaisants à lire qu'instructifs, et absolument pas prétentieux bien que très érudits. Bref, un régal !
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le 4 août 2011
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LE BLEU
quoi de plus simple et de plus universel ?
Il suffit de lever les yeux vers le ciel.
Le bleu n'a pas toujours eu, dans la famille des couleurs la place limpide que nous lui connaissons- que nous lui reconnaissons.
Quand il écrit sur une couleur ou sur un animal ( ...sur l'ours, le loup, le corbeau, la baleine, le cochon, le taureau...), Michel Pastoureau, historien de son état, étudie et nous parle de l'évolution de nos représentations mentales ( collectives, culturelles... ) au fil des siècles.
Facile :
On devine aisément que la représentation du loup pour un humain du XXIème n'est pas celle d'un natif du moyen-âge, par exemple ;
Mais les couleurs ? Mais une chose aussi simple, aussi innocente, aussi peu piégée et piégeuse que le bleu ?
Là encore, en y pensant un instant, on sait que toutes nos associations d'idées - toutes ces harmoniques mentales qui résonnent en nous quand notre cerveau joue la note du bleu, la blue note, sont culturelles, et contingentes à un contexte civilisationnel; notre gestaltKoncept bleu d'occidentaux du XXIème siècle n'est ni celui d'un habitant de l'Asie, ni celui d'un grec antique.
Pastoureau explore et explique très bien cet historique mouvant des valeurs et symboles associés au bleu - et c'est passionnant - mais il va vous apprendre beaucoup plus - beaucoup plus radical, beaucoup plus surprenant :
Il fut un temps où le bleu, dans l'esprit des hommes, dans certaines cultures, ne semblait pas exister ( au sens mental de la représentation ). Le vocabulaire du bleu - des bleus - était chez certains incroyablement flou, vague, les mots désignant le bleu pouvant servir EN MEME TEMPS à désigner d'autres couleurs.
Bien sûr on se dit :
( je suis sûr que vous vous êtes tout de suite dit ça )
Dans l'arc en ciel des nuances, nous avons culturellement découpé des tranches étiquetées : de là jusqu'à là va la couleur que, culturellement nous nommerons rouge, et au-delà de cette limite de nuance arbitraire, nous dirons orange, puis jaune ;
...en nous "élasticisant" un peu mentalement, nous parvenons à imaginer une culture où ces limites arbitraires ne seraient pas au même endroit - un cadastre différent ;
( après tout, nous avons tous eu un jour - tiens, ce matin même en ce qui me concerne - une discussion acharnée et insoluble : "- ce manteau est vert - non il est bleu", et sans se traiter de coloridéficients, nous en avons conclu avec cette philosophie qui nous caractérise - n'est-ce pas ? - que l'emplacement exact des limites du cadastre coloré pouvait être question de culture individuelle ).
De là, sans trop de risque pour nos articulations mentales, nous avons pu élargir cette relativité des limites à des cultures collectives - et encore plus facilement à des cultures passées ;
Et même, soyons fous, on peut envisager une culture où ce ne seraient pas juste les limites entre couleurs qui seraient placées un peu ailleurs que dans la nôtre : une civilisation qui, au lieu de notre bon vieux VioletRougeOrangeJauneVertBleu, segmenterait en plus, ou en moins de couleurs : BiduleMachinTrucChose, juste 4 grandes identités de couleur - englobant bien sûr toutes nos nuances, mais échantillonnant autrement ;
-ou qui en aurait plus - une culture pour qui le jaune froid et le jaune chaud sont deux entités franchement distinctes, deux couleurs à part entière comme le bleu et le vert, et non juste des nuances.
( ces cultures ont existé, et existent encore un tout petit peu en certains endroits, mais très bientôt éliminées par l'universalisme de la culture occidentale du XXème siècle qui a "harmonisé" tout ça en un seul modèle explicatif-représentatif, comme elle est en train de finir de le faire pour les gammes musicales, sujet très parallèle à celui des gammes colorées )
Alors, on en conclut que si les grecs antiques de Pastoureau avaient des mots qui désignaient le bleu tout en pouvant désigner d'autres couleurs en même temps, c'est juste qu'ils segmentaient plus large, et que les bornes du terrain bleu occupaient dans leur cadastre mental des positions plus écartées que dans le nôtre, non ?
Pastoureau, têtu ( je ne le connais pas perso, mais je le sens bien têtu, pas vous ? ) nous dit par exemple :
" Quant à glaukos, qui existe déjà à l'époque archaïque et dont Homère fait un grand usage, il exprime tantôt le vert, tantôt le bleu, parfois même le jaune ou le brun "
Si même Homère s'en mêle ! ( vous me direz, pour certains, Homère aurait été aveugle, ceci peut expliquer cela - mais non, Pastoureau, impitoyable, sort de sa besace des exemples d'imprécision des termes grecs non-homériques encore plus saisissants )
Le problème est notoire ( bien qu'on ne vous en ait guère parlé jusqu'ici, s'pas ? ) et a fait passer des nuits bleues à d'éminents traducteurs, au point que des chercheurs ont supposé que les grecs de l'Antiquité avaient un défaut génétique de vision ! Balivernes.
Il va falloir, en lisant Pastoureau, étirer bien plus encore votre relativisme ( au point que souvent on m'a dit - avec une petite pointe de reproche ? - : "ce livre m'a retourné la tête" ).
La triste vérité est que nous voyons ce que nous savons- ce que nous connaissons.
Même si nos appareils biologiques de perception sont, peu ou prou, montés pareils ( bon, il y a des différences de qualité et des options qu'on n'a pas tous dans le modèle d'entrée de gamme, mais grosso-modo nos yeux fonctionnent pareil, sauf daltoniens et quelques plus rares cas particuliers ), une énorme partie du boulot de vision est faite ensuite par nos logiciels mentaux de traitement de l'image, et là, surprise ! nos habitudes culturelles ont un impact énorme sur le décryptage des infos sensorielles brutes pour en faire une image mentale compréhensible et manipulable ( notre perception des sons aussi, d'ailleurs ).
Même une chose qui nous semble aussi simple, basique, physique et universelle que la couleur. ...que, tiens, au hasard : le bleu.
S'il est assez difficile de se représenter la représentation qu'avaient les grecs antiques des couleurs ( ils n'ont pas assez parlé de ce sujet ), on a en revanche une meilleure idée de celle des occidentaux au moyen-âge - et elle aussi diffère franchement de la nôtre.
Jusque très tard, par exemple, un phénomène aussi courant et facile à observer que l'arc en ciel a été décrit et peint d'une manière qui nous semble absurde - ou plutôt d'une quantité de manières absurdes.
Le cercle chromatique que nous connaissons, qui nous semble évident, est d'invention récente, et indissociable des découvertes sur la physique de la lumière - le spectre, puis les longueurs d'ondes, les mélanges additifs et soustractifs etc.
Autant Pythagore ( et oui, revoilà les grecs ) avait pu remarquer le rapport entre une onde et un son grâce aux ondulations d'une corde, et poser ainsi les premières bases, déjà ! d'une compréhension de la physique ondulatoire des notes musicales, autant la physique de la lumière ( et donc des couleurs ) est longtemps restée hors de portée, et notre représentation des couleurs s'est construite sur deux pattes :
- le symbolique ( c'est à dire toutes les idées morales et émotions associées )
- et le contingent ( c'est à dire la façon dont nous pouvions obtenir des couleurs, les pigments, les métaux, les plantes, les teintures, les peintures plus ou moins rares, plus ou moins vives et plus ou moins instables ).
Mais là, je déborde des limites cadastrales du livre :
Il parle juste du bleu ( avec, heureusement, des illustrations magnifiques qui font du bien à l'âme - puisque le bleu est aussi un sujet religieux - et consolent nos cervelles après les contorsions qu'elles ont du faire pour accepter l'inenvisageable ).
Pastoureau a fait des livres fabuleux sur chaque couleur, mais soyez forts, soyez fous, soyez audacieux, exposez-vous d'abord au Bleu, c'est le plus radical et le plus ahurissant - les autres, ensuite, une fois digéré, vous amèneront des nuances.
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