Brassens et Tintin : Deux mondes parallèles vient de paraître aux éditions Les Impressions Nouvelles le 6 février 2020. Renaud Nattiez décortique et rapproche sur près de 200 pages les univers des deux Georges, Brassens et Rémi, avec une passion, une sincérité et une admiration communicatives.
Les Aventures de Tintin et les chansons de George Brassens ont plus de choses en commun qu’il n’y paraît, et les lecteurs des unes sont peut-être les auditeurs des autres. S’il fallait retenir deux adjectifs pour les qualifier, ce serait sans doute : universelles et intemporelles. La bande dessinée de Hergé et le répertoire musical de Brassens font partie des grandes œuvres culturelles francophones du XXe siècle ; tout le monde ou presque a lu un album de Tintin dans sa jeunesse, tout le monde ou presque a entendu – fût-ce par l’intermédiaire d’une grand-mère – Les Copains d’abord, Chanson pour l’auvergnat ou encore Fernande. Mais alors que l’opinion publique aime à étiqueter le dessinateur belge comme un conservateur de la droite catholique, elle range le poète sétois à l’opposé, du côté de la gauche anarchiste anticléricale (« La poésie et la folie planent sur l’œuvre [de Brassens] tandis que le petit reporter est immergé dans l’action. Brassens est un spectateur distancié, Tintin un aventurier engagé. L’un, amoureux des femmes, parle cru, l’autre asexué, ignore le désir. Anticonformisme et anticléricalisme d’un côté, valeurs boy-scouts chrétiennes de l’autre. »). Des préjugés que l’auteur Renaud Nattiez, faisant parler à la fois son amour évident pour ces deux artistes et son souci d’honnêteté intellectuelle, va nuancer, voire parfois déconstruire avec beaucoup de précautions et de pédagogie, rendant ainsi justice à ces deux monstres sacrés bien trop complexes, contradictoires, ambigus – humains ? – pour être réduits à de telles banalités.
Ce qui frappe, à la lecture d’un tel ouvrage, c’est à quel point les univers de Hergé et Brassens sont vastes, riches, complexes et d’une simplicité déroutante à la fois. En 24 albums pour l’un, en plus de 300 chansons pour l’autre, ce sont des centaines de personnages, de lieux, d’aventures, de joutes verbales qui s’offrent à nous, mais aussi une familiarité, une intimité : on se sent à la fois chez soi et transporté dans l’inconnu ; on a l’impression d’être l’ami des personnages, d’avoir arpenté les mêmes espaces et vécu dans les mêmes époques, comme si leurs œuvres, en bonnes fables, avaient lieu partout et nulle part, hier, aujourd’hui et demain.
« Les personnages mis en scènes dans les chansons et dans les albums sont incarnés dans des professions que chacun d’entre nous rencontre dans la vie de tous les jours, l’agent de police décliné sous toutes ses formes par Brassens, mais aussi le patron de bistrot dégueulasse, le fossoyeur chagrin, le notaire bourgeois, la propriétaire exigeante, le magistrat trop sûr de lui, l’institutrice à la pédagogie particulière, l’accordéoniste méconnu, le bricoleur et le pêcheur amateurs […] et, bien entendu, le curé de chez nous. [Un] « quasi-monde » aussi réaliste que celui d’Hergé où pullulent des personnages de toutes origines et de toutes cultures, [une] véritable “histoire naturelle de la société” ».
Renaud Nattiez parle avant tout des œuvres, et non des hommes. Bien sûr, Hergé répétant qu’il a mis toute sa vie dans Tintin, et Brassens affirmant qu’il est le seul à pouvoir chanter ses chansons, parler de l’œuvre revient à parler de comment l’un et l’autre ont exprimé, à travers leur art respectif, leur propre vision du monde et leur forte personnalité. Ce sur quoi Nattiez insiste constamment, et à raison, c’est l’impossibilité de faire tenir ni ces hommes ni leurs œuvres dans des cases, qu’elles soient politiques, religieuses, philosophiques, éthiques, etc. : Brassens et Hergé se sont souvent eux-mêmes trahis, contredits, corrigés, en bref ils ont évolué au fil des années et de l’écriture de leur œuvre. On découvre un Brassens bien plus nostalgique et apaisé dans les textes de la fin de sa vie que dans les chansons incendiaires – souvent censurées, à l’époque – de son début de carrière. De même, Tintin et ses amis semblent accuser le coup du temps qui passe, jouant de moins en moins aux héros et troquant petit à petit leur bougeotte aventureuse contre cocon familial chaleureux entre les murs du château de Moulinsart.
Sur près de 200 pages, donc, l’auteur nous plonge au cœur de certains albums et dans le texte même de certaines chansons, respectivement choisis selon les chapitres et les thématiques abordées. Et reconnaissons à Renaud Nattiez d’en avoir exploré les moindres recoins : il expliquera comment l’un et l’autre, en racontant une histoire, créent de véritables petits mondes autonomes qui, à la manière des Rougon-Macquart chez Zola, s’entrelacent et se répondent – d’un album à l’autre, d’une chanson à l’autre –, parfois étrangement.
– Le premier chapitre du livre s’intéresse à comment Hergé et Brassens mettent en scène une authentique comédie humaine, comment ils créent leur propre langage (visuel d’abord, à travers des décors, des couleurs, des espaces marqués ; et par les mots bien sûr, parfois moyenâgeux, grivois, mais jamais vulgaire).
– Le deuxième chapitre aborde la question du ton de ces récits : si les chansons de Brassens comme les planches de Hergé semblent de prime abord légères et amusantes, Nattiez explique en quoi elles renferment toujours une part importante de gravité, voire de pessimisme. Les rires et les pleurs ne sont jamais loin, et Haddock est peut-être l’alter ego le plus évident de Brassens : deux vieux briscards aux allures d’ours cachant derrière leurs « Mille sabords ! », leur pipe et leur bouteille un cœur gros comme ça.
– Le troisième chapitre met l’accent sur l’une des thématiques les plus importantes des deux artistes : l’amitié. Que serait Tintin sans Milou, Tournesol et Haddock ? Que serait Brassens sans Les Copains d’abord ? Si Brassens comme Tintin sont de grand solitaires, parfois casaniers et relativement peu intégrés au reste de la communauté des hommes, leur individualisme n’exclut jamais l’amitié qu’ils érigent comme valeur suprême. Ou presque. Derrière, sans doute, la recherche éperdue de Justice et de Vérité.
– En guise d’apothéose, l’auteur s’attaque en dernier lieu à la question religieuse. Les Aventures de Tintin sont-elles vraiment étrangères à toute spiritualité ? Brassens, anticlérical convaincu, est-il si éloigné dans ses chansons de ce que disent les Évangiles ? Non, bien entendu, et c’est ce que Renaud Nattiez expose très bien : sans jamais trahir ou surinterpréter les positions des deux hommes, mais en examinant les petites nuances et en conservant leur complexité et – surtout – leurs contradictions, il montre en quoi Brassens était plus chrétien qu’il voulait le laisser croire, d’abord par ses valeurs : bonté, compassion, charité, amour du prochain. Des valeurs primordiales également chez Tintin, avec qui il partage un autre questionnement existentiel, quoique moins verbalisé chez le reporter : la mort.
Deux mondes « parallèles » qui, comme le mot l’indique, ne se croisent pas, ne sont pas identiques ni forcément ressemblants en tous points – et Nattiez n’oublie pas d’en pointer les différences, voire les inconciliables divergences –, mais qui évoluent dans la même direction, c’est-à-dire en vertu des mêmes valeurs.
« Au bout du chemin, on trouve dans ces deux œuvres importantes du XXe siècle le même amour de la vie dans ses manifestations les plus humbles et les plus quotidiennes […], une même attention pudique aux petites gens, un même scepticisme à l’égard des idéologies, une même générosité, un même sens de l’amitié, le même culte de la liberté. »
Lire Brassens et Tintin : Deux mondes parallèles donne envie de (re)plonger dans les 24 albums des Aventures de Tintin et de réécouter tout Brassens, avec un œil et une oreille aiguisés et de nouvelles grilles de lecture. Mission accomplie, donc, pour Renaud Nattiez, qui propose un essai aussi passionnant que didactique, très pédagogique mais pas moins érudit et référencé. Un livre qui ose la réflexion, les comparaisons et les interprétations, sans jamais tomber dans le dogmatisme ou l’unilatéralité. Un ouvrage étonnant de par son idée, sa profondeur et la bonne humeur qu’il véhicule.
[Article à retrouver sur Le Mag du ciné]