Quoi de mieux qu'un roman fleuve pour découvrir la Chine d'après guerre, ses bouleversements politiques, ses outrances sociétales et ses hypocrisies "post-communistes" ? Avec Brothers, on suit de frères que tout oppose : l'un Song Gang, archétype de la Chine éternelle, besogneux et renfermé. L'autre Li Guangtou, truculent, culotté et grossier, archétype lui d'une Chine entrepreneuse et agressive, qui cache ses relents capitalistes sous des singeries outrancières. Sur cet aspect, Brothers est indéniablement maîtrisé : on est dans le registre de la farce sociale, les répétitions jalonnent le texte, les gros mots et les histoires de merde et de fesses aussi. Rabelais n'a qu'à bien se tenir.
Malgré tout, ce qui m'a semblé proche du sublime paradoxalement, c'est le premier tiers où on suit les deux garçonnets, vivant des choses terribles pendant la Révolution Culturelle : leur famille recomposée est d'une tendresse magnifique, le pathétisme et la cruauté des situations m'ont tirées des larmes. Les parents sont des Père et Mère Courage, et l'intimité de leur petite famille est profondément attachante. Quant à la relation qui lie les deux frères, elle est bouleversante.
Au fil des chapitres et les deux protagonistes grandissant, leur éloignement n'a fait que me frustrer : j'aurai tellement aimé les voir évoluer bras dessus, bras dessous, où en tout cas avec des enlacements narratifs plus conséquents. L'outrance des situations m'a beaucoup diverti, mais m'a aussi lassé parfois : je n'ai pas toujours vu où Yu Hua voulait nous emmener (au départ de Sang Ping parti faire fortune notamment), et être déçue par des personnages qu'on trouvait attachants et aimables, ça n'est pas agréable.
Autre point très positif pour contrebalancer, les descriptions hautes en couleurs du Bourg de Liu, les "masses" gouailleuses et hilares, les personnages tous plus improbables les uns que l'autres, et en même temps extrêmement incarnés. Yu Hua décrit une Chine changeante, qui traverse en 40 ans le Moyen-Âge et le capitalisme le plus décomplexé... les sommes d'argent fluctuent mais sont toujours omniprésentes : si chaque chose avait un coût dans les années 60, à cause des troubles sociaux qui grondaient, c'est toujours le cas dans les années 2000, où chacun est obsédé par la réussite financière.
Brothers est un roman fascinant sur la Chine moderne, qui manque selon moi d'une constance dans le ton et la narration : on passe du plus sordide au plus carnavalesque, c'est à la fois enthousiasmant et perturbant. Je suis passée par le coup de coeur absolu, mais aussi par l'incrédulité face à un roman qui ne fait pas dans la subtilité.