Bruges-la-Morte (1892) de Rodenbach c’est d’abord la création d’un genre. C’est l’invention de la photolittérature, même si cette notion n’apparait qu’environ un siècle plus tard dans Photolittérature, écrit par Charles Grivel, en 1988. Un genre unissant à la fois photographie et récit. D’abord publié en feuilleton, Bruges-la-Morte a ensuite été augmenté de trente-cinq photographies, lors de sa mise en ouvrage, ainsi nous pouvons observer dans le livre des photographies aux allures de cartes postales illustrant des paysages de la ville de Bruges et qui participent à la narration.
Hugues Viane, après le décès de sa femme avec laquelle il a vécu pendant dix ans, décide de se retirer à Bruges, «la plus grande des Villes Grises», et d’y vivre jusqu’à la fin de sa vie. Voilà déjà cinq ans qu’il y réside lorsque le récit commence, quand un soir lors de l’une de ses promenades crépusculaire quotidienne, Hugues rencontre le sosie de sa défunte femme, Jane Scott.
Le thème du double est bien évidemment présent mais ce qui est évoqué est surtout le « sens de la ressemblance », où le héros élabore des arguments à ce sujet au chapitre VI. On peut d’ailleurs voir de nombreuses analogies apparaître dans le texte. La plus évidente est celle de Jane Scott avec la défunte femme d’Hugues Viane, qui lui ressemble physiquement. Il existe aussi de nombreuses ressemblances entre Bruges, qui est considérée comme un personnage, et Hugues : une ville est grise, toujours pluvieuse, brumeuse, dont la mer c’est retiré, une ville en deuil pleurant cette absence et qui reflète parfaitement l’état d’âme d’Hugues.
On peut également voir le thème de la résurrection présent dans le texte avec le sosie de la femme d’Hugues qui la fait revenir d’entre les morts et aussi avec les nombreuses références de Saints, dont Saint-Lazare.
Les photographies, plus vraiment en noir et blanc mais plutôt en grises, où les contours ne sont plus très nets, participent aux brouillages spatio-temporels et nous installent dans l’atmosphère grise de la ville qui nous est souvent rappelée dans le récit. On ne sait plus très bien où on se trouve, on a l’impression d’être dans un espace flou, embrumé, gris, où on se perd. Nous sommes pris dans une sorte de rêverie hallucinée qui vient appuyer le récit onirique. On a l’impression que toutes les photos se ressemblent : photos de rues désertes, de quais, de canaux et d’églises participent à la désorientation géographique et psychique du lecteur et du personnage principal. La présentation de rues désertiques est à mettre en lien avec le texte, où on peut voir quelques ombres aux allures spectrales.
Colportage, espionnage, paroles indiscrètes et histoires de mœurs portées aux quatre coins de Bruges en un rien de temps comme une traînée de poudre mais pourtant sans que les principaux concernés ne soient au courant, comme si Bruges elle-même portait un jugement sur Hugues et sa relation avec Jane Scott, participent à la mise en personnage de Bruges.
Les événements de la fin sont-ils engendrer par des éléments surnaturels ou par l’esprit malade du personnage ? Est-ce parce que Hugues pense qu’il ne peut pas sortir de son veuvage et retrouvé les joies de la vie ou alors est-ce une vengeance de la ville et de sa femme ? Le livre ne nous donne pas de réponse. Quoi qu’il en soi, Hugues en devient fou et la tragédie arrive.
La lecture de ce livre m’a beaucoup fait repenser au film Bons baisers de Bruges de Martin McDonagh, sorti en 2008, où l’un des deux personnages principaux s’ennuie terriblement alors que l’autre aime visiter les sites touristiques religieux et les promenades dans les canaux qui sont assez emblématiques de la ville. Tout cela se déroulant dans une certaine atmosphère pesante et lourde, assez grise et pluvieuse.