Miroir, mon beau miroir : le démon de l'analogie

Certains lieux auraient-ils une âme ? Comme s’ils étaient dotés d’une existence autonome, ils semblent soumettre leurs habitants à leur emprise, tantôt bienveillante tantôt maléfique, et tissent des affinités secrètes avec quelques privilégiés à qui ils choisissent de dévoiler leur secrète et intime nature. Fantasme ou réalité : que penser de cette mystérieuse alchimie ? Peut-être après tout n’est-elle qu’illusoire, simple projection des émotions d’esprits fragiles ou hallucinés, qui peut savoir ? Examinons les 35 reproductions insérées dans le récit photographique de Rodenbach, comme autant de décors de l’action, laissons-nous prendre à l’atmosphère qu’elles suggèrent … Peu à peu se forge en nous une intuition : la ville qu’il nous est donné d’entrevoir n’est pas de celles qui se laissent découvrir par tout le monde. Que nous montrent-elles au juste, ces photographies ? Les mêmes décors, certes, que ceux qu’on pouvait apercevoir au XIXe siècle sur n’importe quelle carte postale touristique, quais, rues désertes, vieilles demeures, canaux, béguinage, églises, orfèvrerie du culte, beffroi , comme nous le confie l’auteur dans l'avertissement qui précède le récit. Les mêmes lieux, mais différents cependant, comme s’ils émanaient de la face cachée de la Ville, miroir au tain pâli de la première, la plus grande des Villes Grises , située dans un ailleurs secret, terne comme un jour de Toussaint noyé de brume, déserte comme une âme en peine qui aurait perdu son reflet, charriant dans ses eaux mortes une indicible mélancolie. Existe-t-elle vraiment, cette ville éteinte et fantomatique, ou n’est-elle qu’un paysage intérieur, matérialisation d’un chagrin profond ou d’une folie naissante ?


Lorsque Hughes Viane perd son épouse adorée, c’est pour lui comme une évidence : seule Bruges, la ville morte figée dans le deuil infini d'une mer à jamais retirée, pourra être le mausolée dédié au souvenir de sa chère défunte. Ainsi, la Ville et la Morte ne forment qu’un seul être et l’existence de Hughes n’est plus désormais qu’une longue suite de journées moroses ponctuées par des promenades sans but dans les rues blêmes, désertes, enchevêtrées, dont le lacis le ramène toujours au point de départ, dans un silence de cimetière que rompt parfois le bruit monotone des cloches, sous la pluie qui l’enserre, tel un filet de pêcheur oublié là, dans les mailles étranglées du chagrin. Oui, il est des lieux qui tissent avec les êtres d’indicibles et profondes affinités, sans que l’on sache qui en définitive prend véritablement possession de l’autre, de la cité morose ou du cœur endeuillé.


Il est des lieux jaloux qui supportent mal qu’on s’en détourne ou qu’on les néglige. Quand Hughes rencontre Jane, une danseuse si semblable à la morte, l’illusion du bonheur trompe pour un temps sa mélancolie, forçant la ville à desserrer son étreinte. Mais Bruges la dévote, la pudibonde se met alors à bruire et à cancaner, se faisant étouffante, moralisatrice. L’illusion finit d’ailleurs par monter ses limites : la maîtresse n’est qu’une femme fardée aux cheveux teints, volage, vulgaire, vénale. Les ressemblances ne sont jamais que dans les lignes et dans l’ensemble. Si on s’ingénie aux détails, tout diffère : la copie n’est qu’une chimère, une insulte à la pureté de l’original et chaque jour qui passe met à nu l’imposture, jusqu’au sacrilège final – la profanation de la chevelure de la défunte, qui entrainera le héros dans le crime et la folie. Alors la ville délaissée et l’épouse bafouée reprennent leurs droits, laissant le héros anéanti par le démon de l’analogie qui a emporté sa raison.


Bruges-la-Morte est-il le récit d’un envoûtement maléfique ou dépeint-il l’inexorable naufrage d’un esprit malade dont les obsessions confinent peu à peu à la psychose ? Difficile de démêler le réel et l’illusion dans l’abîme sans fond de ce jeu de miroirs et de correspondances, et c’est bien ce qui fait la magie de ce grand roman symboliste.

No_Hell
8
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à sa liste Take a walk on the dark side

Créée

le 12 févr. 2017

Critique lue 739 fois

25 j'aime

26 commentaires

No_Hell

Écrit par

Critique lue 739 fois

25
26

D'autres avis sur Bruges-la-morte

Bruges-la-morte
Babalou
8

Critique de Bruges-la-morte par Babalou

C'est une belle évocation de la ville de Bruges. Les déambulations du personnages, qui suivent ses pensées et ses souvenirs, s'accordent parfaitement à l'ambiance de la ville. Tout baigne dans une...

le 16 août 2010

6 j'aime

Bruges-la-morte
raoulle
5

Critique de Bruges-la-morte par raoulle

Sorte de proto Vertigo, symboliste, sinistre et vaguement touristique. Un peu plat comme le pays du même nom. On murmure, ici ou là, que le très peu guilleret Mishima aurait relu ce livre juste avant...

le 18 déc. 2010

4 j'aime

Bruges-la-morte
NicolasCroquant
7

Bruges la Décadente

Malgré ses 90 pages, le roman s'installe en douceur, avec un très beau style. Je reconnais bien là le portrait de la ville belge. Une beauté gothique, dont même les coquetteries - canaux, nénuphars,...

le 25 févr. 2023

2 j'aime

Du même critique

Joker
No_Hell
10

Eloge du maquillage

Quelle claque, mais quelle claque ! C’est vrai, j’ai tardé à aller voir Joker, mais voilà : je sors de l’expérience éblouie, ébranlée, totalement chamboulée. Partie pour visionner un bon thriller...

le 23 déc. 2019

54 j'aime

35

L'Adversaire
No_Hell
9

Ce qui, en nous, ment

Certaines expériences de lecture sont particulièrement marquantes. C’est ainsi que je me souviens parfaitement des circonstances de ma rencontre avec L’Adversaire d’Emmanuel Carrère. Le hasard avait...

le 17 avr. 2017

53 j'aime

50

Confiteor
No_Hell
9

Le mal, le chaos, la musique

Que reste-t-il de soi quand la mémoire irrémédiablement se désagrège et que la conscience de son être prend l’eau de toute part? Que reste-t-il quand des pans entiers de pensée s’effondrent dans...

le 24 juil. 2018

51 j'aime

53