Il faudrait peut-être commencer par là : Jacques Attali est un illusionniste. Son art ? Donner l’apparence du savoir absolu en noyant son lecteur sous une avalanche de références. Bruits déroge pas à la règle. La musique, ce sujet pourtant si intime, si viscéral, devient sous sa plume une mécanique froide, un rouage social, un outil de pouvoir. Tout y passe : la musique comme prophétie, la musique comme reflet des mutations économiques, la musique comme outil de contrôle. Et pourtant, au bout de ces 400 pages, on referme le livre sans avoir rien entendu.
Car c’est bien là le paradoxe : Attali parle du son, mais ne fait entendre que du bruit. Il théorise la musique sans jamais la sentir, il la dissèque comme un médecin légiste, oubliant que la pulsation d’un morceau de Monteverdi ou la transe d’un riff de John Lee Hooker ne se laissent pas enfermer dans une équation sociologique. Un texte comme Le Nombre et la Sirène de Quentin Meillassoux, par exemple, aurait pu servir de contrepoint : lui aussi voit la musique et la littérature comme des structures mathématiques, mais au moins il leur conserve une part de mystère, une étrangeté qui les rend vivantes. Attali, lui, veut réduire l’art à un graphe, l’histoire à un algorithme.
Mais le plus beau reste à venir : ce livre, qui prétend être une lecture prophétique de la musique, est en fait un pur produit de son époque, avec toutes ses lubies et ses errances. Lorsqu’Attali annonce que la musique précède toujours les révolutions économiques et politiques, il joue les visionnaires… sauf qu’il ne fait que tordre l’histoire pour qu’elle colle à sa thèse. Prenons un exemple : Attali nous explique que le passage de la musique classique au rock reflète un changement dans l’organisation du pouvoir et du capital. Soit. Mais alors, comment expliquer que l’Ars subtilior, ce courant musical du XIVe siècle hyper-complexe et dissonant, ait émergé en pleine époque féodale, loin de toute libéralisation marchande ? Ou que le dodécaphonisme de Schoenberg ait coïncidé avec la montée des totalitarismes, là où Attali aurait voulu y voir un pur produit du libéralisme ?
C’est là que son raisonnement s’effondre : à force de chercher des liens entre la musique et l’économie, il finit par inventer des causalités fantômes. Il aurait tout aussi bien pu nous expliquer que le free jazz préfigure les crises monétaires, ou que la techno berlinoise annonce la chute du capitalisme. Tout est affaire de récit, et Attali excelle à ce jeu. Mais la prophétie n’est pas la vérité. C’est du storytelling d’intellectuel, et rien de plus.
Finalement, Bruits n’est qu’un exercice de style, une tentative d’intellectualisation forcenée de l’inaudible. Si l’on veut une véritable réflexion sur le son et son pouvoir, il vaudrait mieux relire L’Essai sur l’origine des langues de Rousseau, ou même plonger dans Silence de John Cage, qui, lui au moins, savait de quoi il parlait. Attali, en revanche, ne fait que recycler les idées des autres sous des airs d’évidence.