Il existe des livres dont on dit qu’ils vous marquent à vie. Sur les cimes du désespoir prétend en être un. Il a tout pour : un titre grandiloquent, un auteur jeune et maudit, une prose ciselée à l’excès, une atmosphère d’orgue funèbre jouant en boucle sur un ciel sans Dieu. Et pourtant, une fois refermé, que reste-t-il ? Un arrière-goût étrange, comme celui d’un produit trop bien emballé, d’une douleur trop bien marketée.
Car il faut bien voir la mécanique à l’œuvre. Cioran est un génie du packaging existentiel. Il comprend, avant tout le monde, ce que les meilleurs marketeurs digitaux appliqueront des décennies plus tard : une émotion brute, bien calibrée, vaut plus que n’importe quelle démonstration logique. On ne vend pas une vérité, on vend une sensation. Lui vend l’angoisse. Comme les architectes du "doom scrolling" sur les réseaux sociaux, qui transforment chaque bad news en dopamine négative, il nous enferme dans une boucle de malheur qui, au lieu de libérer, devient addictive.
Prenez le LSD. L’expérience mystique qu’il induit, en brisant la perception du temps et de l’ego, peut mener à deux états radicalement opposés : une illumination transcendantale ou une terreur absolue. Le trip dépend du cadre mental dans lequel on plonge. Cioran, lui, est le bad trip incarné. Il ne se contente pas d’observer l’absurde, il nous enferme dedans, sans guide, sans sortie. Ce n’est pas un chamane, c’est un dealer de vertige, un gourou du néant qui nous pousse au bord du gouffre en murmurant : "Regarde comme c’est beau d’avoir perdu tout espoir."
Mais c’est un faux prophète. Car l’homme qui voit vraiment l’abîme en face ne parle plus, ou alors il en tire quelque chose : une sagesse, un cri, une transformation. Nietzsche, avec son Zarathoustra, transforme l’effondrement en dépassement. Dostoïevski, dans Les Démons, montre le nihilisme jusqu’à la folie, mais il le met en tension avec l’amour, la foi, l’irrationnel sublime. Même les surréalistes, en flirtant avec le vide, laissent la place au jeu, à la dérision. Cioran, lui, refuse toute échappatoire. Il n’offre ni sagesse ni chaos créateur, juste un bloc noir, un monolithe de mélancolie statufiée.
C’est là son échec. Car son livre n’a aucune fonction. Ce n’est pas une arme, ce n’est pas un rituel, ce n’est même pas une destruction fertile. C’est une impasse sophistiquée, une élégante justification de l’inaction. Un texte qui simule la profondeur, mais qui ne fait qu’amplifier un mal-être qui n’a besoin de personne pour exister. Il parle du désespoir comme un publicitaire parlerait d’une tendance de marché : avec un amour secret pour son propre produit.
Au final, Sur les cimes du désespoir n’est pas un livre qui éclaire. C’est une chambre noire sans issue, où l’on entre fasciné et d’où l’on ressort sans rien de plus qu’un goût amer et une fatigue vague. C’est du nihilisme sous vide, prêt à consommer, un pessimisme premium qui se vend bien car il flatte ceux qui veulent croire que souffrir est une preuve d’intelligence.