La découverte de Cioran en terminale fut assez redoutable pour moi. Alors que je me creusais la tête pour comprendre des textes philosophiques, cherchant à connaitre l'intérêt même de cette discipline, je découvris un jour Cioran. Plus précisément, la préface de son premier livre, Sur les cimes du désespoir. En quelques mots, le jeune philosophe montrait toute la vacuité de la philosophie en la confrontant à un ennemi de taille, la douleur. Même si Épicure pense que ce prestigieux domaine "soigne l'âme", force est de reconnaître que cette guérison connait rapidement ses limites.


"J'ai écrit ce livre en 1933 à l'âge de vingt-deux ans dans une ville que j'aimais, Sibiu, en Transylvanie. J'avais terminé mes études et, pour tromper mes parents, mais aussi pour me tromper moi-même, je fis semblant de travailler à une thèse. Je dois avouer que le jargon philosophique flattait ma vanité et me faisait mépriser quiconque usait du langage normal. A tout cela un bouleversement intérieur vint mettre un terme et ruiner par là même tous mes projets.


Le phénomène capital, le désastre par excellence est la veille ininterrompue, ce néant sans trêve. Pendant des heures et des heures je me promenais la nuit dans des rues vides ou, parfois, dans celles que hantaient des professionnelles, compagnes idéales dans les instants de suprême désarroi. L'insomnie est une lucidité vertigineuse qui convertirait le paradis en un lieu de torture. Tout est préférable à cet éveil permanent, à cette absence criminelle de l'oubli. C'est pendant ces nuits infernales que j'ai compris l'inanité de la philosophie. Les heures de veille sont au fond un interminable rejet de la pensée par la pensée, c'est la conscience exaspérée par elle-même, une déclaration de guerre, un ultimatum infernal de l'esprit à lui-même. La marche, elle, vous empêche de tourner et retourner des interrogations sans réponse, alors qu'au lit on remâche l'insoluble jusqu'au vertige.


Voilà dans quel état d'esprit j'ai conçu ce livre, qui a été pour moi une sorte de libération, d'explosion salutaire. Si je ne l'avais pas écrit, j'aurais sûrement mis un terme à mes nuits."

Al_Foux
7
Écrit par

Créée

le 3 janv. 2016

Critique lue 1.2K fois

3 j'aime

Al Foux

Écrit par

Critique lue 1.2K fois

3

D'autres avis sur Sur les cimes du désespoir

Sur les cimes du désespoir
aaiiaao
9

Critique de Sur les cimes du désespoir par aaiiaao

On va bien se marrer avec un titre pareil ! Cioran a écrit cet essai ravageur à 23 ans... Hanté par la mort et la mélancolie, Sur les cimes du désespoir est une esthétisation poétique et...

le 26 mars 2019

5 j'aime

Sur les cimes du désespoir
Themistocle
6

"Nouer la corde du pendu avec les dents d'un cheval mort". Georges Bataille. L'Aurore.

Dans De l'Inconvénient d'être né Cioran écrit qu'"un livre est un suicide différé". Cette phrase est l'écho poli, ciselé, raffiné, de cette autre phrase qu'on trouve dans sur les Cimes du désespoir:...

le 21 sept. 2022

3 j'aime

2

Sur les cimes du désespoir
Al_Foux
7

Philosophie du désespoir

La découverte de Cioran en terminale fut assez redoutable pour moi. Alors que je me creusais la tête pour comprendre des textes philosophiques, cherchant à connaitre l'intérêt même de cette...

le 3 janv. 2016

3 j'aime

Du même critique

La Grande Peur des bien-pensants
Al_Foux
7

Un classique du pamphlet français

Bernanos est un écrivain fascinant pour sa trajectoire, du franquisme à l’anti-franquisme pour finir dans les bras de la religion, voire du mysticisme. J’en avais parlé lorsqu’il était question de...

le 5 janv. 2016

11 j'aime

1

Dialogue de "vaincus"
Al_Foux
7

Sublime

Lucien Rebatet et Pierre-Antoine Cousteau se définissaient comme des écrivains fascistes. Au lieu de les stigmatiser, et ainsi de mettre automatiquement le verrou, le livre Dialogue de « vaincus »...

le 5 janv. 2016

7 j'aime

Le Camp des saints
Al_Foux
7

Vision apocalyptique de la France

On en reparle depuis qu’il réédite son livre le plus sulfureux, et également son livre le plus connu, Jean Raspail revient pour nous parler de ses craintes, de son attachement à ses racines presque...

le 5 janv. 2016

6 j'aime