Bullshit Jobs
7.5
Bullshit Jobs

livre de David Graeber (2018)

Le point de départ, en plus d’être iconoclaste, est plutôt stimulant : comment expliquer l’omniprésence des bullshit jobs, ou jobs à la con, dans une société régie par le profit ? Et la méthode employée, aussi sommaire qu’elle soit, n’en est pas moins efficace : au centre de l’ouvrage, il y a des témoignages de gens qui occupent un job à la con, c’est-à-dire « une forme d’emploi rémunéré qui est si totalement inutile, superflue ou néfaste que même le salarié ne parvient pas à justifier son existence, bien qu’il se sente obligé, pour honorer les termes de son contrat, de faire croire qu’il n’en est rien » (p. 39).
L’auteur, David Graeber, est anarchiste. Comme il est un peu plus rigoureux que le haschischin à dreadlocks de ma classe de première qui se qualifiait ainsi depuis qu’il avait patché un A dans un rond sur son sac à dos, Bullshit Jobs (1) est plutôt stimulant. Par exemple la classification des bullshit jobs en cinq catégories – larbin, porte-flingue, rafistoleur, cocheur de cases et petit chef –, toute artificielle et gratuite qu’elle paraisse, met le doigt sur d’authentiques plaies.
(Quand j’écris plaies, je parle des conséquences de l’existence de tels emplois, pas de ceux qui les occupent. Graeber non plus ne les dénigre jamais. Peut-être parce qu’ils constituent apparemment un bon tiers de la population active. Mais surtout, d’une part, parce que « dans un job à la con, si le travailleur arnaque quelqu’un, c’est bien son employeur – qui plus est, avec son consentement » (p. 130). D’autre part, parce que le fait qu’ils soient conscients – et les premiers désolés – de cette merditude est précisément ce qui fait d’un job un bullshit job.)


Les points que l’étude des jobs à la con permet d’aborder dépassent donc les domaines de l’économie ou de la philosophie du travail : « J’entends moins exposer une théorie de l’utilité ou de la valeur sociales que chercher à comprendre les effets psychologiques, sociaux et politiques de ce fait majeur : nous sommes extrêmement nombreux à trimer en pensant secrètement que notre boulot n’a aucune utilité ni valeur sociale » (p. 118), explique l’auteur.
À vrai dire, le traitement de ces effets n’est pas ce qui m’a paru le plus réussi dans ces quatre cents et quelque pages. Une fois dit qu’« un être humain privé de la faculté d’avoir un impact significatif sur le monde cesse d’exister » (p. 144) et qu’« être forcé à ne rien faire, c’est presque aussi abrutissant que d’être forcé à s’agiter sans but » (p. 161) ; une fois émise l’hypothèse, certes surprenante, que « la prolifération des jobs à la con, couplée à la bullshitisation croissante des vrais boulots, est le principal facteur de l’essor des réseaux sociaux » (p. 216) ; une fois rappelé, plus ou moins implicitement, que la résignation impliquée par le there is no alternative est terriblement destructrice pour l’amour-propre – c’est-à-dire pour la santé mentale – et terriblement profitable au capitalisme, il me semble que le livre a vite fait le tour.


À mon sens, les réflexions les plus riches consistent à se demander comment on en est arrivés là… Sur ce chapitre, la fécondité de Bullshit Jobs est indéniable. Critiquer radicalement – c’est-à-dire à la racine – quelques-uns des axiomes sur lesquels s’est bâti le capitalisme n’est pas un exercice inédit, mais toujours réjouissant – « l’existence même des jobs à la con met au défi la théorie de la valeur-travail, quelque forme qu’elle prenne » (p. 303).
De même, souligner que « de nombreux concepts économiques plongent directement leurs racines dans la doctrine religieuse, et [que] les controverses autour de la notion de valeur sont toujours plus ou moins teintées de religion » (p. 296) permet d’expliquer, en particulier pour les pays anglo-saxons (2), bien des aspects de ce qu’on nomme parfois pudiquement mal-être au travail.
Enfin, je ne pense pas être assez compétent en histoire des idées, en philosophie et en économie pour mettre à l’épreuve la validité de toutes les affirmations présentées par Bullshit Jobs, mais il y en a tout de même une qui m’a paru suffisamment marquante : « Dans la mesure où l’existence des jobs à la con paraît défier la logique du capitalisme, il y a peut-être une explication élémentaire à leur prolifération : le système actuel n’est pas le capitalisme. […] Sur bien des plans, il se rapproche de la féodalité médiévale classique – notamment par sa tendance à engendrer des hiérarchies interminables de seigneurs, vassaux et domestiques » (p. 290-291).
Ce rapprochement ne vient pas comme un cheveu sur la soupe, il est développé par ailleurs. L’auteur a beau préciser que « d’autres aspects […] – en particulier sa philosophie “managérialiste” » distinguent le capitalisme d’un système féodal, il me semble qu’une telle analyse a encore le mérite d’expliquer, à sa manière, l’extension de méthodes marchandes à des activités non marchandes, et c’est ce qui ajoute encore à la portée de l’ouvrage.


(1) Pourquoi cette (non-)traduction, d’ailleurs ? « Boulots à la con », ça n’aurait pas convenu ? – Soit dit en passant, sans avoir lu Graeber, j’utilisais l’expression dans ma critique de Propaganda de Bernays, dans un sens différent. Les bullshit jobs de Graeber mêlent mes boulots à la con et mes boulots de connard.


(2) L’étude de Graeber porte principalement, sans que cela soit explicitement précisé, sur le Royaume-Uni et les États-Unis. Pour ceux que le raccourci tenterait, l’auteur explique cependant que « certains éléments centraux de ce qu’on appellerait plus tard l’“éthique protestante du travail” étaient déjà présents plusieurs siècles avant la naissance du protestantisme » (p. 343).

Alcofribas
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le 29 oct. 2020

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