Bullshit Jobs
7.5
Bullshit Jobs

livre de David Graeber (2018)

J'ai éprouvé une jubilation intense à lire un livre à propos du travail qui fasse l'économie de la morale à deux balles que nous infligent quotidiennement à ce sujet nos "élites" via leurs médias. Car si ce bouquin est censé parler des bullshit jobs (locution traduite judicieusement en français en boulots à la con), son propos s'élargit considérablement lorsqu'on en arrive au dernier tiers de l'ouvrage. J'y reviendrai, mais commençons donc par le commencement.

C'est quoi, donc, un boulot à la con ? Graeber en donne une définition : une forme d'emploi rémunéré qui est si totalement inutile, superflue ou néfaste que même le salarié ne parvient pas à justifier son existence, bien qu'il se sente obligé, pour honorer les termes de son contrat, de faire croire qu'il n'en est rien. Je ne m'étendrai pas sur le côté néfaste (qui peut-être une question d'appréciation personnelle), mais ce sont plutôt les deux autres adjectifs qui sont saisissants : inutile et superflu. Car s'en suit une typologie des boulots à la con, construite à partir de nombreux témoignages qui apparaissent sous forme de verbatims dans le bouquin, et à partir desquels on peut constater que, pour nombre de ces jobs, les travailleurs sont littéralement payés...pour ne rien foutre durant le plus clair de leur temps de travail. Ce qui en soi pourrait paraître au premier abord comme plutôt cool, mais qui en fait ne réussit pas forcément aux bénéficiaires de ces sinécures : il semblerait en effet que les humains aspirent à trouver du sens dans leur travail.

Là, on est à peu près à la moitié du bouquin, et le propos va justement commencer à s'élargir un peu. Graeber revient sur l'histoire du salariat, qui apparait avec le capitalisme industriel dans la seconde moitié du 19ième siècle. Il expose la thèse marxiste, celle qui professe qu'une partie de la valeur créée par le travailleur est captée par l'actionnaire, puis pose la question qui tue : en quoi est-il donc rationnel que dans un système capitaliste mondialisé, des personnes soient payées (et souvent bien payées) à ne (presque) rien faire ? Et c'est là qu'il nous sort sa vision, post-industrielle finalement, qui fait mouche : les jobs à la con sont d'abord apparus dans le secteur de la finance (je simplifie un peu), qui n'est pas régie par les us du capitalisme industriel, mais s'apparente plus, en termes d'organisation sociale, à un système de type féodal : avec des seigneurs qui vivent essentiellement de rapines, et qui par le fruit de celles-ci entretiennent une communauté de larbins, de porte-flingue, de rafistoleurs, de cocheurs de case et de petits chefs (ce sont les cinq types de boulots à la con mentionnés ci-avant). Et ces boulots se seraient ensuite répandus dans d'autre secteurs (y compris l'administration) par simple mimétisme : en effet, est-il plus prestigieux modèle que la finance ?

S'ensuit grosso modo un développement sur l'idée qu'il vaut mieux payer les gens à faire un boulot inutile que de les laisser s'occuper (et penser) par eux-mêmes, ainsi que sur la morale à deux balles (le travail c'est bien, les chômeurs sont des fainéants) que nous servent les politiciens et que j'évoquais au début de cette chronique. Puis sur le constat accablant qui en découle, à savoir que (dans l'ensemble bien entendu) plus un emploi est inutile ou néfaste, mieux il est rémunéré. L'inverse est également vrai, on en a pris conscience, je crois, pendant la crise sanitaire : l'idée étant que le sens trouvé par certains dans leur travail leur tiendrait en quelque sorte lieu de rémunération morale. Ou, pour citer l'auteur : étant donné que la valeur du travail réside désormais moins dans ce qu'il produit ou dans les bienfait qu'il apporte aux autres que dans sa dimension sacrificielle, tout élément susceptible de le rendre moins pénible ou plus plaisant, y compris la satisfaction de se sentir utile à ses semblables, diminue sa valeur - justifiant donc un salaire inférieur. C'est un système d'une incroyable perversité.

A ce stade, pour ceux qui en doutaient encore, on voit bien qu'on est mal barrés. Et Graeber d'enfoncer le clou, deux pages plus loin : ...elles génèrent une atmosphère politique lourde de haine et de ressentiment. Les personnes qui galèrent au chômage envient celles qui travaillent. Celles-ci sont encouragées à s'en prendre aux pauvres et aux chômeurs, qu'on leur dépeint constamment comme des parasites et des profiteurs. Les travailleurs qui ont la chance d'avoir un vrai boulot productif ou bénéfique sont en butte au ressentiment de leurs semblables végétant dans des jobs à la con, tandis qu'eux-mêmes, sous-payés, humiliés et peu valorisés, vouent une animosité croissante aux élites progressistes - celles qui selon eux monopolisent les rares emplois permettant de gagner décemment sa vie tout en faisant quelque chose d'utile, de noble ou de glamour. Tout ce petit monde partage un même dégoût pour la classe politique, considérée comme corrompue (à juste titre). Cette dernière, quant à elle, s'accommode fort bien de ces diverses formes de haines stupides, très utiles pour détourner l'attention de ses propres agissements. Tout est dit, je crois.

Voilà, un vrai bouquin diagnostic, d'une rare lucidité, mais qui n'évoque qu'à la marge les solutions (ce qui peut s'entendre, le diagnostic n'étant pas encore entré dans l'inconscient collectif) : semaine de 20 heures et revenu universel de base.

Marcus31
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le 6 nov. 2022

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