Brautigan's café

Je bois une bière dans un bar. La vie est OK.

A côté de nous, il y a un jeune homme et une jeune femme. Ils sont en rendez-vous et ils sont très occupés à ne pas se parler depuis maintenant une bonne dizaine de minutes. Elle mélange son cocktail en forme de forêt équatoriale avec sa paille comme une sorcière prépare un filtre pour combattre l’ennuie dans un gros chaudron d’étain. Il regarde chaque parcelle du mur juste devant lui avec beaucoup de concentration, comme s’il pouvait trouver là, caché entre deux briques, le moyen d’arrêter le grand effondrement de sa confiance. Elle s’enfonce toujours un peu plus au fond de lui, jusqu’à laisser un gros trou de ruine là où elle était.

A côté d’eux, un jeune couple se roule de grosses galoches de machine à lavé de Lavomatic, elle a ramené la lessive et lui l’adoucissant et ils mélangent tout ça jusqu’à ce qu’une minuterie imaginaire ne les arrêtent. Alors ils sont partis tous les deux avec leurs langues toutes propres en bouche. Elles étaient douces et agréables comme des draps qui ont séché tout l’après-midi au soleil à converser avec l’herbe et les arbres.

En face, un belle brune avec plein de sourires dans les yeux me regarde à l’occasion. Elle a de longues jambes de brune et un grand sourire de brune et une belle poitrine de brune et de jolis bras de brune et un tendre cou de brune et de petites fossettes de brune. Encore quelques verres et j’irais lui donner mon sourire. Peut-être qu’elle me donnera le sien en échange, ou alors peut-être qu’elle le rangera dans son sac à main à côté de tous ces autres sourires qu’il y a déjà là-dedans. Et il restera là pour toujours, avec ses nouveaux copains sourires.

Au fond, il y a un vieil homme avec une longue barbe blanche. Si longue et si blanche qu’on dirait qu’il a rangé toute sa vie dedans. Il y là-dedans des vagues qui viennent lui courir sur le bout des orteils la première fois qu’il a été à la plage, un pigeon qui lui dépose discrètement une crotte sur l’épaule comme un facteur glisse une facture dans sa boite au lettre, les cheveux de son première amour qui trace une carte jusque vers son cœur, et aussi ses vieux amis qui boivent du Porto tranquillement assis sur leur pierre tombale, sous un cerisier en fleur. Il boit un Porto avec eux en partageant de vieux souvenirs comme on dispose des fleurs sur les tombes de nos vies passées.

A côté du vieil homme à la longue barbe blanche, il y a une petite femme avec un grand chien. Un grand labrador brun allongé par terre à ses pieds. Il remue de la queue et il tire la langue et il a les yeux à demi-fermés, comme si des petits anges s’était regroupés autour de lui pour lui jouer la plus belle des musiques. Parfois il se lève et fait un petit tour du bar. Il va voir le vieux monsieur avec sa vie soigneusement rangé dans sa barbe, la belle brune aux yeux en sourire, le jeune couple au beau milieu de leur lessive amoureuse, le jeune homme tétanisé par son séisme interne et la jeune femme en pleine préparation de potion et tout le monde le regarde en souriant et le caresse derrière les oreilles et sous le menton et il continue sa route en flottant sur son nuage entouré de tous ses anges musiciens.

Richard Brautigan tient le bar avec ses longs cheveux blonds et ses petites lunettes rondes et sa grosse moustache hirsute et au lieu de servir des bières, il offre de grands bouquets de truites arc-en-ciel qui brillent comme les rêves d’un enfant endormis contre le ventre de sa mère. Alors les gens se demandent dans quel étrange bar ils peuvent bien être.

Je bois une bière dans un bar. La vie est amusante.