Unique femme sélectionnée dans la deuxième version de la liste constituée des éligibles au Goncourt, liste décriée pour sa sélection presque exclusivement masculine, donc, Pauline Delabroy-Allard fait partie de ces premiers romans qui, à chaque rentrée littéraire, émergent du lot par on ne sait quel tour de magie, bénéficiant d’une couverture médiatique inespérée. On voudrait bien croire, naïvement, que les romans qui surnagent, premiers écrits et productions d’habitués des sorties du mois de septembre représentent la qualité objectivée. Après tout, si, de concert, tous les journaux parlent des mêmes, c’est peut-être par sélection naturelle, et les premiers romanciers, ainsi auréolés par la rumeur, ne pourraient que continuer sur leur lancée, en espérant un jour décrocher le fameux sésame des prix les plus convoités. On exhumerait ensuite les archives, tels des archéologues de la petite histoire littéraire, pour prouver aux yeux du monde des lecteurs que, regardez, nous avions eu du flair, à cette époque. « Ça raconte Sarah » mérite-t-il ce bruit ?
Seul roman sorti par les Editions de Minuit, à défaut d’avoir été édité comme il se doit, « Ça raconte Sarah » parle de l’histoire d’une femme, mère d’une jeune enfant, larguée (on y reviendra) par son compagnon, qui, un beau jour, voit débarquer dans sa vie une femme flamboyante, a priori hétérosexuelle comme elle, dont elle tombe amoureuse, et réciproquement. Les deux s’aiment, se déchirent un peu, s’étouffent mutuellement, et le malheur arrive quand Sarah se découvre un cancer du sein, dont l’apparition entraîne une sorte de rupture entre elles deux. Le roman est divisé en deux parties claires, avec la première qui s’ouvre sur une prolepse, procédé littéraire qui est devenu une mode aussi incontournable que exaspérante pour le lecteur, qui se voit retenir contre son gré tout au long du livre, en espérant désespérément comprendre comment les protagonistes ont pu en arriver à ce qu’on lui a vendu au début. Car la prolepse, si elle manque de talent, devient une espèce de chantage à la lecture, un procédé qui finalement nous indique que l’écrivain a si peu confiance en lui, qu’il se sent obligé de nous raconter un morceau de la fin, ou de la presque fin pour pouvoir nous tenir en haleine tout du long, en nous laissant vide, les bras ballants. Ce que les critiques appellent tornade, ou bourrasque, n’est souvent composé que de platitudes, nous faisant nous exclamer « mais, enfin, c’est tout ? » une fois le livre refermé.
En voici donc un, de bouquin, qui s’insère aussi merveilleusement dans cette catégorie qu’une jambe dans un collant. « Ça raconte Sarah », aligne un rythme effréné, rapidement fatiguant, invariable, avec des passages copiés collés depuis Wikipedia. Non, ce n’est pas une farce, c’est à ce qu’il paraît un nouveau style littéraire. Pourquoi pas. C’est le point de vue de l’amante, sans nom, qui nous parle sans arrêt de Sarah, qui est décortiquée sous toutes les coutures, dans une prolifération d’allitérations aussi crétines que exaspérantes : « ça raconte Sarah », « ça raconte ça », « ça raconte sa… ». Un tour de manège qui donne envie de vomir son jambon beurre, malgré un paradoxe, la petite taille du livre. Car on en fait vite le tour, aussi vite qu’on sent la nausée monter en soi, tant tout ce cirque nous fatigue sans nous émouvoir une seule seconde. A prendre des vessies pour des lanternes, on voudrait nous faire avaler que, dans cette histoire entre deux femmes, il serait question d’un amour pur, véritable, parce qu’elles s’aliènent perpétuellement, dans un tourbillon sans fin. Ce serait passer complètement à côté de l’état émotionnel du personnage principal qui, qu’elle « aime » ou pas, qu’elle vive ou hiberne, ne va jamais bien. Il y a anguille sous roche, avec un mystère qu’il aurait été potentiellement intéressant de découvrir, a minima en lançant des pistes : d’où vient cette faculté d’oblitérer le mal-être de son personnage principal, car son ivresse apparaît fallacieusement plus délicieuse que le fond de l’affaire, soit son incapacité à être maîtresse d’elle-même ?
Il y a du Duras, dans « Ça raconte Sarah », probablement deux ou trois livres lus, Duras qui se retrouve en cousine germaine lointaine dans le texte, explication logique à la sortie du livre aux éditions de Minuit. Il y a aussi de l’arrangement avec la réalité, car on devine le texte en grande partie autobiographique, tare malheureuse de beaucoup (trop) d’aspirants écrivains, qui ont la fâcheuse manie de vouloir réécrire leur histoire, en nous offrant leur psychanalyse trop peu intéressante pour mériter d’être dévoilée publiquement. Il y a, enfin, si on est mesquin, une drôle d’histoire, vendue comme un amour saphique, quand vous changez Sarah en homme, en chèvre, ou en peluche, le récit n’en perdrait pas sa cohérence. Notez que, pour un amour de genre au même genre, vous aurez des fesses, des yeux, des doigts, mais pas une seule fois le mot clitoris mentionné. Ce qui nous fait une belle jambe, dans cette passion un peu trop surestimée.
On ne peut que croiser les doigts pour que Pauline Delabroy-Allard ne décroche pas le Goncourt. D’abord, parce qu’elle le mérite pas, et qu’elle doit sûrement pouvoir mieux faire, mais aussi parce que, si elle l’obtenait, comme tous les primo écrivains, dans cinq ans, on n’entendrait plus parler d’elle. On ne peut lui souhaiter une chose pareille, ce serait dommage.