Ave Césaire (2ème partie)
La révolte de Césaire est un cri, sans concessions - "Accommodez-vous de moi. Je ne m'accommode pas de vous !"
Mais au-delà du cri pour la liberté de l'homme noir, cette révolte qui passe d'abord par le langage touche à l'universel; et comme le souligne André Breton, dans la très belle préface écrite pour le Cahier, après sa rencontre définitive avec Césaire, "ce serait réduire impardonnablement la portée de l'intervention de Césaire que de vouloir s'en tenir, si foncier qu'il apparaisse, à ce côté immédiat de sa revendication", "ne faisant plus qu'une avec celle de tous les poètes, de tous les artistes, de tous les penseurs qualifiés, mais lui fournissant l'appoint du génie verbal, elle embrasse (aussi) ... la condition plus généralement faite à l'homme ..."
Césaire est le dernier des grands surréalistes, l'ultime. Et sa révolte passe d'abord par le langage.
"Au bout du petit matin", ce leitmotiv entêtant qui ouvre tant de "chapitres" du Cahier, marque l'annonce d'une aube et d'un monde nouveaux. Entre présent déraciné (celui de Paris, de ses humanités, de l'exil doré ou non), passé atroce et avenir à inventer, Césaire sait qu'il va bientôt retourner en terre natale et prendre toute sa part à cette re-création.
On s'en tiendra, évidemment, à des passages clés du Cahier. L'évocation du passé, le sien avec le souvenir de sa mère, de la rue Paille, "une autre petite maison qui sent très mauvais dans une rue très étroite, elle dont dont "les jambes pédalent, pédalent, de jour, de nuit ..."
Et bien au-delà de son histoire, celle de tout un peuple avec la figure d'un homme qui meurt et qui demeure. La silhouette de Toussaint Louverture, emprisonné au Fort de Joux, avec l'image des barreaux de la prison doublés par ceux de la neige (cette image qui sera également utilisée par senghor dans Neige sur Paris) :
Ce qui est à moi
c'est un homme seul emprisonné de
blanc
C'est un homme seul qui défie les cris
blancs de la mort blanche
(TOUSSAINT, TOUSSAINT LOUVERTURE)
C'est un homme qui fascine l'épervier blanc de la mort blanche
(...)
La mort décroît
la mort vacille
la mort est un patyura ombrageux
la mort expire dans une blanche mare de silence.
Et à ce moment, on sent presque, au niveau du col, les serres de l'épervier blanc de la mort blanche.
Il serait vain, et vainement professoral, et un peu dérisoire - de prétendre percer les secrets du langage élaboré par Césaire. On peut pourtant s'y aventurer un peu, timidement, sur un petit extrait, des plus simples en fait - pour bien s'assurer que le monde nouveau, à naître, passe nécessairement par un langage nouveau.
A cet instant Césaire évoque le navire négrier, la mutinerie en marche depuis la cale. On peut songer au tableau de Turner, autre immense inventeur de formes, quand tout se dissout dans l'explosion des couleurs :
http://www.the-athenaeum.org/art/full.php?ID=20012
Qu'on écoute Césaire, donc
Et elle est debout la négraille
la négraille assise inattendument debout
debout dans la cale
debout dans les cabines
debout sur le pont
debout dans le vent
debout sous le soleil
debout dans le sang
debout
et
libre
debout et non point pauvre folle dans sa liberté et son dénuement maritimes girant en la dérive parfaite
et la voici
plus inattendument debout
debout dans les cordages
debout à la barre
debout à la boussole
debout à la carte
debout sous les étoiles
debout
et
libre
et le navire lustral s'avancer impavide sur les eaux écroulées
La remontée, de la cale au soleil, explose dans le double crescendo : révolte physique mais aussi, surtout (et plus inattendument ...) révolte maîtrisée, jusqu'à la prise en charge des instruments techniques et de la progression dans la nuit.
Cette langue nouvelle passe par la création de mots nouveaux - et quels : la négraille (le néologisme est encore bien plus fort que la "négritude" récemment inventée par césaire) et l'on reprend l'insulte, on se l'approprie comme un oriflamme ; "inattendument" et son incroyable masse sonore, pour souder les deux mots jusqu'alors impossibles à rattacher, "assise" et "debout" ;"girant" pour un demi-tour inédit ; "impavide", au-delà du courage.
Il y a là bien plus que des néologismes, exercice somme toute assez ordinaire chez un poète. Il y a des rapprochements stupéfiants et inédits - le "navire lustral" (et la pureté retrouvée), et l'image de la révolution dans les "eaux écroulées".
Qu'on relise cette dernière phrase, où tout est renouvelé, jusqu'à la syntaxe (avec un recours magistral à l'infinitif de narration, hors du temps), où tout est irrégulier, et où pourtant tout coule d'évidence.
"Et le navire lustral s'avancer impavide sur les eaux écroulées ..."
La langue est malaxée, désarticulée, revitalisée. La langue est magnifiée.
A un monde nouveau, une langue nouvelle - le défi de Césaire est celui d'un poète. Césaire ne fréquente pas les armées régulières, il fraye dans les contre-allées, en franc-tireur
Un dernier texte, moins connu, permettra de bien situer, cette place si difficile à tenir entre menaces esthétisantes et gratuites et pièges de la propagande. La révolte de Césaire ne s'inscrit pas exactement dans la poursuite de Frantz Fanon, ni dans les options à venir de Glissant et de quelques autres, encore moins, en son temps, dans les préconisations "révolutionnaires" du parti communiste relayées par Aragon. Aragon souhaitait que les poètes révolutionnaires reviennent pour être entendus du peuple aux formes classiques de la poésie et de la versification, aux alexandrins (discipline à laquelle d'ailleurs il se soumettra lui-même).
René Depestre, poète et chantre de la révolution haïtienne, avait adopté le point de vue d'Aragon. Dans sa lettre ouverte à Depestre, présentée sous la forme d'un long poème, Césaire dénonce, tonne, rejette et crée (en toute fraternité), dans sa langue impossible à contraindre :
http://www.wikipoemes.com/poemes/aime-cesaire/le-verbe-marronner.php
"Depestre, j'accuse les mauvaises manières de notre sang
est-ce notre faute si la bourrasque se lève
et nous désapprend soudain de compter sur nos doigts
de faire trois tours de saluer"
(...)
"... si les rimes sont mouches sur les mares
sans rimes toute une saison loin des mares
moi te faisant raison
rions buvons et marronnons"
(...)
"c'est un problème assurément très grave
des rapports entre la poésie et la révolution
le fond conditionne la forme
et si l'on s'avisait aussi du du détour dialectique
par quoi la forme prenant sa revanche
comme un figuier maudit étouffe le poème
mais non"
Mais non. Le poème s'achève évidemment dans une explosion festive, battue par le tam-tam, dans cette langue neuve et arrogante, et le dernier mot même, la flèche ultime, résistera évidemment à l'assaut de toutes les normes.
"Depestre
bombaia bombaia crois-m'en comme jadis bats nous le bon tam-tam éclaboussant leur nuit rance d'un rut sommaire d'astres moudangs."
Il est inutile de chercher le mot "moudang" dans le dictionnaire.