Sans doute le texte le plus fort de la "négritude". Puissance toujours renouvelée.

Publié en 1939, ce poème de 75 pages est probablement la réalisation littéraire la plus puissante conçue dans le mouvement de la négritude, à partir de 1934.

Sans doute moins académique et ampoulé que Senghor, plus ample que Damas, le texte fondateur de Césaire se lit et se scande à voix haute, alternant des moments calmes d'énergie ramassée, concentrée, rassemblée en un poing fermé prêt à frapper, et des moments d'exorde libérateur, de rage déversée, orientée, tumultueuse, pour clamer la différence revendiquée de l'homme noir, son refus des canons imposés par les canonnières, et son rêve éveillé d'une histoire autre, qui n'a jamais signifié l'absence d'histoire - comme certains dirigeants européens particulièrement réfractaires à l'inteliigence pouvaient encore vouloir le proclamer à Dakar en 2007...

Relu attentivement à plus de vingt ans de distance à l'occasion d'une soirée 'Littératures antillaises" à la librairie Charybde, le texte porte une force toujours renouvelée. À peine sa lecture achevée monte désormais une envie difficilement répressible de s'y plonger à nouveau, de se baigner dans cette langue riche, précise, affûtée où même les affèteries occasionnelles semblent porter un sens caché.

Une très grande œuvre (dont on peut aussi goûter plusieurs extraits superbement mis en musique et en voix par Arthur H et Nicolas Repac dans l'album de poésie "L'or noir").

"Tiède petit matin de chaleur et de peur ancestrales je tremble maintenant du commun tremblement que notre sang docile chante dans le madrépore.

Et ces têtards en moi éclos de mon ascendance prodigieuse !
Ceux qui n'ont inventé ni la poudre ni la boussole
ceux qui n'ont jamais su dompter la vapeur ni l'électricité
ceux qui n'ont exploré ni les mers ni le ciel
mais ils savent en ses moindres recoins le pays de souffrance
ceux qui n'ont connu de voyages que de déracinements
ceux qui se sont assouplis aux agenouillements
ceux qu'on domestiqua et christianisa
ceux qu'on inocula d'abâtardissement
tam-tams de mains vides
tam-tams inanes de plaies sonores
tam-tams burlesques de trahisons tabides

Tiède petit matin de chaleurs et de peurs ancestrales
par-dessus bord mes richesses pérégrines
par-dessus bord mes faussetés authentiques
Mais quel étrange orgueil tout soudain m'illumine ?
vienne le colibri
vienne l'épervier
vienne le bris de l'horizon
vienne le cynocéphale
vienne le lotus porteur du monde
vienne de dauphins une insurrection perlière brisant la coquille de la mer
vienne un plongeon d'îles
vienne la disparition des jours de chair morte dans la chaux vive des rapaces
viennent les ovaires de l'eau où le futur agite ses petites têtes
viennent les loups qui pâturent dans les orifices sauvages du corps à l'heure où à l'auberge écliptique se rencontrent ma lune et ton soleil

il y a sous la réserve de ma luette une bauge de sangliers
il y a tes yeux qui sont sous la pierre grise du jour un conglomérat frémissant de coccinelles

il y a dans le regard du désordre cette hirondelle de menthe et de genêt qui fond pour toujours renaître dans le raz-de-marée de ta lumière
(Calme et berce ô ma parole l'enfant qui ne sait pas que la carte du printemps est toujours à refaire)"
Charybde2
9
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à sa liste Série Charybde - LIttératures antillaises

Créée

le 20 févr. 2013

Critique lue 1.2K fois

8 j'aime

Charybde2

Écrit par

Critique lue 1.2K fois

8

D'autres avis sur Cahier d'un retour au pays natal

Cahier d'un retour au pays natal
pphf
10

Ave Césaire (2ème partie)

La révolte de Césaire est un cri, sans concessions - "Accommodez-vous de moi. Je ne m'accommode pas de vous !" Mais au-delà du cri pour la liberté de l'homme noir, cette révolte qui passe d'abord par...

Par

le 24 avr. 2014

15 j'aime

2

Cahier d'un retour au pays natal
Charybde2
9

Sans doute le texte le plus fort de la "négritude". Puissance toujours renouvelée.

Publié en 1939, ce poème de 75 pages est probablement la réalisation littéraire la plus puissante conçue dans le mouvement de la négritude, à partir de 1934. Sans doute moins académique et ampoulé...

le 20 févr. 2013

8 j'aime

Cahier d'un retour au pays natal
Elsahaha
10

Critique de Cahier d'un retour au pays natal par Elsahaha

La profusion est ma reine, je la vénère, l'adore, me prosterne à ses pieds. La boulimie de mots et de sonorités charnues, je trouve cela jouissif. Le sale, le putride, la rondeur et les...

le 27 nov. 2010

5 j'aime

Du même critique

1Q84 : Livre 1
Charybde2
6

Avouer une véritable déception...

Murakami Haruki avait jusqu'ici été pour moi, systématiquement, un enchantement et un puissant stimulant. Hélas, le charme n'a pas pleinement fonctionné cette fois-ci. L'intriguante fable fantastique...

le 30 sept. 2011

33 j'aime

10

1Q84 : Livre 3
Charybde2
4

La touche finale d'un désastre annoncé par les deux premiers tomes. Un étonnant sabotage méthodique.

Et bien non, le troisième tome de 1Q84 ne sauve pas les deux premiers du désastre qui se profilait à l'horizon : ce monument de 1 500 pages (en 3 parties) est vraiment lourdement raté. Le...

le 14 mars 2012

31 j'aime

10