Pessimisme de l'intelligence, optimisme de la volonté

Dès l’introduction, Jean-Yves Frétigné, spécialiste de Gramsci et superviseur de cette anthologie, explicite le but de sa démarche : rendre la pensée de l’intellectuel sarde plus accessible à un lectorat contemporain, et la dépouiller des multiples réductions et récupérations opportunistes qu’elle a subie au cours des décennies par les politiciens de tous bords.

Il est vrai que le travail théorique de ce membre fondateur du Part communiste italien, emprisonné pendant onze ans sous le fascisme de Mussolini, est difficilement séparable de la période qui l’a vu naître et grandir. Ce qui est, au final, parfaitement raccord à la pensée gramscienne, opposée au matérialisme stipulant une vérité philosophique immuable à travers les époques. Historiciste convaincu, Gramsci est au contraire persuadé que le sens commun d’une société humaine à une époque donnée est fondamentalement lié au contexte social, politique, économique et historique de ladite époque. Selon cette logique, rejeter violemment tous les acquis du passé au regard des mœurs contemporaines n’a pas vraiment de sens car cela implique par exemple de considérer que l’on pensait de la même manière aujourd’hui qu’il y a cinquante ans, ce qui est faux. L’inverse est d’ailleurs tout aussi vrai : si il convient de prendre en compte les traditions (si elles existent, c’est qu’elles ont été jugées utiles à la bonne marche de la société à un moment donné), vouloir bâtir un modèle social uniquement basé sur les versions précédentes est voué à l’impasse. Un joli pied de nez aux discours conservateurs à base de « avant, c’était mieux ». Ben… non, justement : avant, c’était avant. Maintenant, c’est maintenant. Et demain, ce sera demain.

La sélection des passages les plus représentatifs des cahiers de prison s’avère une idée judicieuse, notamment sur les premiers cahiers (consacrés en grande partie à une étude de l’histoire italienne, tout particulièrement la période du Risorgimento, mise en parallèle avec la Révolution française et les réformes anglaises), qui peuvent très vite se révéler assez lourds et opaques pour qui n’est pas familier de cette phase historique (comme moi ^^). Entre les concepts socio-économiques à assimiler, les nombreuses figures historiques citées, ou encore les références à la philosophie hégélienne, la lecture est parfois ardue... Même si de nombreux paragraphes frappent par la pertinence de leur analyse, notamment cette réflexion de Gramsci sur les révolutions sociales contrariées par une classe bourgeoise dirigeante totalement hors-sol, enfermée dans une conception du monde dépassée et mortifère, mais bien décidée à ne pas renoncer à ses privilèges. Comme il le dit lui-même : « La crise consiste justement dans le fait que l'ancien meurt et que le nouveau ne peut pas naître ». Bigrement actuel, encore une fois…

C’est véritablement à partir du onzième cahier que se développe la célèbre théorie de Gramsci sur l’hégémonie culturelle : sa conviction que l’émancipation du prolétariat à sa condition, son élévation, ne peut s’accomplir qu’à travers la mise en place d’une culture populaire par une intelligentsia engagée auprès du peuple, et non une culture de masse aliénante produite par une caste bourgeoise destinée à conformer les masses « incultes » à un bon sens arbitraire et unilatéral. Le passage dans lequel il affirme que tout être humain, peu importe son origine sociale, est philosophe par essence et que le rôle d’un intellectuel est d’aider la population à mettre en pratique ses sentiments et intuitions dans le sens d’une organisation sociale authentiquement organique, est d’une puissance incroyable.

Il est fascinant de constater à quel point la pensée de Gramsci reste d’une force et d’une pertinence inégalables malgré les années. Pour ne pas dire d’une importance vitale, au milieu de tous ces discours prônant la pensée unique, un phénomène déjà dénoncé à son époque par l’intellectuel italien : rien n’est plus dangereux qu’une philosophie persuadée de sa pertinence et de son bon droit, qui refuse de se soumettre à la critique et à la remise en question, pourtant indispensables à la prévention de toute forme de dérive dogmatique.

Little-John
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le 14 août 2024

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