un livre qui gagnerait à parler du capital proprement dit

Dans un ouvrage fort volumineux de 1200 pages, mais néanmoins écrit sous une forme très accessible, Thomas Piketty analyse le monde sous le rapport existant entre les 10 % les plus riches et les 10 % les plus pauvres. Cette analyse que je simplifie bien sur est réalisée sur une période aussi longue que les données disponibles le permettent et avec l’effort d’aborder le monde non occidental sur un pied d’égalité.


Pour beaucoup la cause est entendue, Piketty est gauchiste et internationaliste, ces qualificatifs devant signifier ce qu’il y a à dire sur cet auteur. Mais je n’ai pas éprouvé un sentiment aussi marqué. Il y a bien le Piketty gauchiste et internationaliste des 100 dernières pages qu’il affecte à ses propositions. Mais il y a aussi un Piketty des 1100 premières pages, un homme plein de finesse dans ses analyses et dont j’aimerai dire que dans l’étude des réalités historiques, il est sur le fond relativement centriste. Cet auteur m’a laissé l’impression d’une personne ambivalente, n’ayant pas totalement décidé quelle positionnement adopter, et dont je n’ai pas su dans quelle direction il gagnerait à consacrer son énergie. Le Piketty centriste gagnerait à amplifier sa finesse d’analyse naturelle, de se laisser intégralement guidé par elle, d’oublier les questions de méthode sociologique et de positionnement politique qui limitent ses facultés. Le Piketty gauchiste est un gauchiste très intellectuel. Ses propositions sont certes intelligentes mais laissent un goût de superficialité. Il a l’intellect et l’énergie, mais si je puis dire, pas les tripes pour rendre celles-ci applicables. Il lui manque de ressentir la blessure intime du « ils ont tué Jaures » pour dépasser ses limites, de laisser cette blessure marquer son âme et son corps à travers elle. Car cette blessure est à mon sens bien plus d’actualité que notre époque ne se le représente.


Cet ouvrage m’a singulièrement marqué par un aspect dont la signification n’apparaîtra pas à tous. Piketty s’attarde sur deux constats : les sociétés médiévales (qu’il qualifie de trifonctionnelles) s’appuyaient sur des notions de propriété relatives aux personnes. Toute propriété comprenait un part d’obligation du propriétaire envers autrui. La révolution française en faisant table rase des privilèges a ainsi facilité la genèse d’une notion de propriété absolue, source selon lui de nombreux problèmes modernes. L’autre constat résulte davantage d’une question : lorsque l’Occident s’est senti (tardivement) dans l’obligation d’interdire l’esclavage des noirs, pourquoi fallait-il indemniser les propriétaires et non les esclaves ? Pikkety aborde ces sujets sur des centaines de pages et le lien entre eux est sa notion de « propriétarisme », cette forme d’idéologie qui place la propriété au dessus de tout. J’émettrai bien quelques réserves sur cette notion, mais qu’importe. Prenons ces constats et présentons les sous un angle légèrement différent. Le premier signale que les sociétés médiévales reposaient sur des bases très différentes des sociétés modernes, plus qu’on ne le pense habituellement. Piketty n’aborde à travers la notion de propriété qu’un aspect parmi bien d’autres des différences en jeu. La civilisation s’est transformée en profondeur. Le second signale que la notion de justice pourtant si fondamentale subit dans l’âme des altérations, et si l’on fait abstraction des particularités locales, ces altérations sont de deux formes. L’une d’elle est d’essence révolutionnaire, l’âme s’exalte et souhaite dépasser sa condition. L’autre est d’essence conservatrice, l’âme s’étiole et s’identifie à une simple circonstance historique. Supposez maintenant que vous cherchiez à vous appuyer sur une conception spiritualiste de l’existence, une conception selon laquelle le monde matériel est le reflet d’un monde spirituel, qui bien qu’intimement lié, lui est néanmoins fondamentalement extérieur. Pour développer sainement ce type de conception, il est nécessaire de trouver quelques liens entre ces deux mondes accessibles à la pensée. Typiquement, on peut montrer que la nature humaine n’est pas stable dans l’histoire et qu’elle s’est transformée à la Renaissance. Ou encore, que l’âme est soumise à deux tentations de nature distinctes. Piketty s’attarde donc sur des centaines de pages sur des éléments qui abordés sous un angle légèrement différent servent à maturer une conception spiritualiste. Pourtant je ne crois vraiment pas qu’il cherche à faire la promotion d’une telle conception. Piketty voit le monde comme baignant dans un océan d’idéologies, mais s’il pouvait sentir la blessure intime que j’évoquai ci-avant, il perdrait ce besoin, et approfondirait son rapport objectif aux choses. Les conceptions évoquées ci-avant permettent d’aborder le monde avec l’idée que des transformations considérables sont en cours ou à venir, indépendamment des points de vue politiques. L’auteur n’en est pas encore là.


J’ai apprécié l’effort de Piketty de se détacher du contexte occidental et de promouvoir une conception internationaliste. Piketty n’a sur ce point atteint qu’un demi-succès, peu importe pour moi qu’il vende des tonnes d’ouvrages ici ou là. Pour me faire comprendre, il me faut revenir sur cette transformation du monde intervenue lors de la Renaissance. Piketty utilise le terme de classe sociale dans son ouvrage, mais il s’agit là d’un abus de langage. La classe sociale n’avait de sens véritable qu’au moyen age. Il existe de nos jours des catégories visibles sociologiquement, mais on ne peut pas vraiment parler de classe. La civilisation va très nettement dans le sens où l’on doit parler d’archétype social, ou un terme du genre qui soit moins emprisonnant que celui de classe. Pour le percevoir, il faut être d’une certaine manière internationaliste, car la notion apparaîtra plus nettement par des jeux de contrastes entre Orient et Occident. L’archétype le plus évident est le bourgeois occidental. Sur ce point, Piketty en est un représentant évident et le caractérise par divers aspects :
- le fait d’étudier le monde sous le rapport des 10 % des plus et moins riches ;
- un livre de 1200 pages qui traite de d’histoire, politique, de sociologie, etc, mais dont on se demande si une seule page parle d’économie. Le bourgeois occidental rend l’autonomisation de l’économie inéluctable, mais ne peut la penser, même en étant économiste !
- des discours politisant, certes respectables, mais qui n’intéressent qu’une partie de l’Occident ;
- une relation à l’âge qui ne passerait jamais en Orient (le capital donné à 25 ans) ;
- une faculté d’aborder des questions spirituelles sans jamais en avoir conscience.


Si l’on prend cette critique sous une forme sévère, on se dira que de l’ouvrage, je n’en garde vraiment pas grand-chose. Cela ne serait pas faux, mais refléterait très mal mon opinion. Car Piketty agit selon moi d’une manière conforme à l’Occident, avec les limites propres à celui-ci. Le dramaturge grec Eschyle me semble avoir caractérisé le destin de l’Occident dans les « suppliantes » : de ce que l’Occident produit, seule une petite partie est véritablement digne d’avenir. Si l’on cherche un contraire à Thomas Piketty, je verrai Yuval Noah Harari. Ce dernier cherche lui aussi à caractériser le bourgeois occidental en pensant être universel. Mais en mélangeant Occident et Orient sans égard, il emprunte une voie réprouvée. Harari souhaiterait être le 49 des « suppliantes » alors que Piketty se contente du 1. Les critiques sur la taille de l’ouvrage me semblent inappropriées. Certes, il y a des redites, mais l’épaisseur de l’ouvrage corrige certains défauts de celui-ci. On ne doit donc pas reprocher à l’auteur ce qui fait lien avec ses lecteurs.

Akilius
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le 18 juil. 2020

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