"Capitalisme, désir et servitude. Marx et Spinoza" constitue à mes yeux l'un des ouvrages les plus intéressants de l'économiste et philosophe Frédéric Lordon car il illustre parfaitement l'articulation de sa pensée avec le spinozisme tout en assimilant d'autres héritages intellectuels, à l'instar d'une approche marxiste dépoussiérée.
Ce livre vise entre autres à mettre l'accent sur les effets mortifères du modèle néolibéral et ce qui le distingue des avatars classiques du capitalisme en tant que régime de production de désirs.
Dans la première partie, « Faire faire », Lordon se sert de la géométrie pour illustrer les contradictions entre le désir-maître, soit le désir souverain du patron de l'entreprise, qui cherche à augmenter la productivité de cette dernière en incitant les salariés à se dépasser, et le désir propre de l'employé, agrégat de diverses aspirations personnelles loin de se réduire au seul facteur travail.
Pour expliquer son raisonnement, il s'appuie sur les principes de base de la trigonométrie, avec deux vecteurs séparés par l'angle α, autrement dit l'écart entre désir-maître et désir enrôlé bon gré, mal gré. De cette divergence découle la résistance de l'employé, qui persévère dans son ethos. C'est à cette puissance propre que Baruch Spinoza se réfère via le terme « conatus ». Le produit scalaire des vecteurs « désir-maître » et « désir enrôlé », soit le produit de leur intensité fois le cosinus de l'angle α, indique le degré d'alignement du travailleur sur sa hiérarchie, sachant qu'il est nul si lesdits vecteurs sont orthogonaux. En revanche, il y a une complète adéquation lorsque l'écart est de zéro.
C'est en quelque sorte ce vers quoi tend le projet néolibéral pensé comme aboutissement du capitalisme, aspect que Frédéric Lordon développe plus en détails à travers sa seconde partie sur les « joyeux automobiles » que sont censés devenir les salariés. Pour le philosophe, le capitalisme correspond à un certain « régime de désirs ». Se pose alors la question de la production de ces désirs, qu'il nomme « épithumogénie » (du grec « epithumia »).
À ses yeux, une différence fondamentale entre le libéralisme tel qu'il existait par le passé et la nouvelle idéologie véhiculée par le new management et le coaching réside dans le fait qu'initialement, les employés étaient principalement stimulés par des affects joyeux extrinsèques. Malgré la souffrance générée par le travail aliénant de l' « animal laborans » tel que défini par la philosophe allemande Hannah Arendt, cette torture assimilable au « tripalium » demeurait un intermédiaire nécessaire pour accéder aux biens de consommation à l'origine des plaisirs éphémères de la vie.
Avec l'avènement du néolibéralisme, les paradigmes liés au travail ont évolué. L'activité productive devient en elle-même une source de satisfaction pour des individus soucieux, dans un contexte concurrentiel et marqué d'injonctions diverses et variées, de maximiser leur performance, indépendamment de ce qui pourrait en résulter : « Dit autrement, le projet néolibéral est un projet d'enchantement et de réjouissement : il se propose d'enrichir le rapport en affects joyeux. ». À terme, l'objectif est bien l'obéissance des employés, mais cette dernière est nettement plus efficace si ces derniers sont contents et motivés, quand bien même leur satisfaction résulterait non pas d'une amélioration objective de leurs conditions de travail, mais d'une profonde aliénation.
Dans "Le Meilleur des mondes", l'auteur britannique Aldous Huxley dépeint les membres de la caste Epsilon comme des individus heureux de leur sort car génétiquement déterminés à l'être. Leur situation n'a pourtant rien d'enviable. Le plaisir qui résulte de l'acte de travailler et du don de soi à l'entreprise masque en vérité la violence générée par l'ajustement de l'enrôlé sur le désir-maître pour aboutir à un « amor fati capitalistis » fort éloigné des vertus de l' « amor fati » nietzschéen comme acceptation du destin dénué de fatalisme.
En vu de contrecarrer cette nouvelle forme d'aliénation et de ne pas se retrouver pris au piège des affects joyeux du néolibéralisme, le philosophe appelle au « devenir perpendiculaire », à ouvrir son angle α avec ce puissant moteur qu'est la capacité d'indignation : « Indignation est le nom générique de la dynamique passionnelle qui d'un coup rouvre l'angle α. ». Faire en sorte que les deux vecteurs soient orthogonaux et que le produit scalaire s'en trouve nul, c'est donc lutter contre l'aliénation de soi-même.
Même s'il a été fortement inspiré par la pensée marxiste, Lordon n'en reste pas moins critique à l'égard de cette dernière, considérant que certains aspects sont dépassés et à revoir au vu des mutations qu'ont connues nos sociétés. C'est pourquoi la pensée de Spinoza est selon lui d'un apport précieux : « Et c'est peut-être en ce point précis que le réalisme spinozien des passions est le plus utile à l'utopie marxienne : pour la dégriser. ». De son point de vue, elle permet de se prémunir à la fois contre certaines illusions de l'idéal marxiste, notamment l'éradication définitive de la violence dans les sociétés humaines, et contre les effets insidieux de l'épithumogénie néolibérale. Être davantage conscient des structures qui nous déterminent, c'est faire un premier pas vers l'émancipation.
Je partage cette conviction, même si je n'adhère pas forcément à l'ensemble des thèses proposées par l'économiste et philosophe français. Ce dernier offre des développement conceptuels particulièrement intéressants et fertiles, mais ce raisonnement quasi-mathématique est trop bien huilé pour décrire les aspérités du fait social.
Sur ce point, Frédéric Lordon s'éloigne d'ailleurs pas mal de l'École de la régulation à laquelle il est initialement rattaché, ce que les économistes Bruno Amable et Stefano Palombarini n'ont pas manqué de souligner dans leur analyse assortie de réserves d'un autre ouvrage, "Imperium. Structures et affects des corps politiques".
Parmi bien des griefs, le sociologue Philippe Corcuff accuse de son côté Lordon d'être un « intellectuel vertical » délaissant les réalités observables pour se rallier à l'immuabilité du concept a-historique, tel un philosophe-roi.
Malgré ces controverses, on peut toutefois reconnaître à Frédéric Lordon qu'il ne laisse pas indifférent et qu'il propose une approche originale de divers sujets économiques et politiques, la singularité de sa démarche résidant dans sa manière de cultiver l'interdisciplinarité et d'établir des connexions pertinentes entre des héritages intellectuels hétéroclites. Tout cela s'inscrit dans une construction théorique ambitieuse qui n'est certes pas sans limite et qu'on peut de ce fait discuter, mais qu'on ne peut assurément ignorer.
Apprécier la réflexion spéculative de Lordon pour ce qu'elle est ne signifie pas pour autant perdre tout esprit critique et c'est pourquoi, indépendamment de vos potentiels a priori, je vous recommande la lecture de cet ouvrage.