Sans doute l'ambition principale de Carmen, qui en fait aussi sa spécificité littéraire est-elle de faire l'exposé d'une figure par le recours au récit. C'est cet enjeu qui a amené Mérimée à organiser sa nouvelle de la façon la plus apte à évoquer un sentiment précis, celui de la Bohême, par le recours à une figure immuable. Les deux premiers chapitres racontent l'histoire d'un archéologue qui rencontre un voleur, Don José. Ce voleur est un mystère pour l'archéologue. Et dans le chapitre 3, Don José trouve son mystère : Carmen. Carmen s'y montrera comme l'héroïne du héros d'un héros. Par là, elle est comme substantiellement aperçue de loin, et n'est qu'image et transcendance. Le narrateur, c'est moi. Don José est cet être d'exception que j'ai une chance sur mille de rencontrer dans ma vie et qui me soumet au dilemme moral qui fait de moi le héros d'un drame que j'attendais. Et cet être d'exception, Carmen en est l'invraisemblable, la féerie.
Ou plutôt : Carmen a fait de Don José un être d'exception. Elle n'est pas vraiment une supra-héroïne, mais plutôt l'annonciatrice du drame même. Là où elle passe, s'écoule le drame. Lorsque Don José est officier de l'armée, il jure jour après jour de dévouer sa vie à sa profession. Carmen arrive dans sa vie, et il se retrouve en prison pour une affaire qu'elle a causée. Il est ferré. À ce moment là commence pour lui une série de péripéties qui sont l'occasion pour l'auteur d'employer force descriptions (planes, contrairement à l'intrigue qui, elle, avance) pour donner à voir Carmen en tant qu'apparition.
Par la suite cette qualité d'apparition se doublera de son symétrique : la disparition, dont Carmen fait preuve notamment en partant à Gibraltar. Apparition et disparition : Carmen, en étant alternativement l'un et l'autre, prouve son existence insaisissable. Son paradoxe interne est le suivant : Carmen est "exactement insaisissable". Si je peux la réduire à son imprévisibilité, si je sais qu'elle va agir de façon imprévisible, alors elle n'est plus imprévisible. C'est ni plus ni moins ce qui se passe à l'extrême fin du chapitre 3. Don José annonce enfin à Carmen qu'il veut qu'elle arrête de lui échapper sans prévenir. Il lui propose un ultimatum, en lui demandant de l'accompagner aux États Unis pour vivre une vie tranquille. À partir de cet ultimatum, elle ne peut plus vivre. Si elle prend la décision d'aller aux États Unis, elle ne vit plus une vie bohémienne, donc elle n'est plus elle-même, et comme elle vient d'être caractérisée comme celle qui disparaît sans prévenir, elle ne peut plus disparaître sans prévenir, et donc elle meurt.