Cemetery Road
6.8
Cemetery Road

livre de Greg Iles (2019)

« Cemetery Road » de Greg Iles : emporté par la sombre puissance du Mississippi

Après la trilogie de Brasier Noir, Greg Iles est devenu un de mes auteurs incontournables et je n’ai donc pas hésité à me procurer son dernier roman dès sa parution. Comme attendu, ce pavé de 768 pages m’a offert suffisamment de combustible pour visiter le sud des États-Unis (ici le Mississippi) pendant une bonne partie de mes vacances. Et une de fois de plus, je n’ai pas regretté le voyage.


Marshall McEwan, célèbre journaliste de Washington, revient dans sa ville natale pour s’occuper de son vieux père souffrant de la maladie de Parkinson. Son séjour s’éternisant, il prend son relais à la tête du quotidien local et le passé ne tarde pas à frapper à sa porte. En faisant ses courses, il croise Jet, son premier amour qui a fini par se marier avec Max Matheson, son meilleur ami et héritier d’un riche homme d’affaires de la région. Depuis toujours, ces trois-là forment un triangle affectif qui va se confirmer dans le récit, permettant de le nourrir en tension et multiples rebondissements. Mais comme nous lisons un roman noir, l’intrigue se déploie surtout quand le cadavre d’un archéologue, Buck Ferris, un autre ami de Marshall, est retrouvé dans les eaux boueuses du Mississippi. Si tout porte à croire qu’il ne s’est pas noyé, la police locale ne l’entend pas de cette oreille et souhaite classer l’enquête au plus vite. Marshall ne peut pas l’accepter. À la mort de son frère dans ce même fleuve à la suite d’une soirée adolescente un peu trop arrosée, Buck est devenu pour lui une sorte de mentor quand son père se laissait dévorer par le chagrin. Alors, au mépris du danger, des pressions, le journaliste décide de lui rendre hommage à sa façon, en accomplissant juste son métier.


Cette histoire m’a accroché dès les premières pages. L’auteur possède un talent de conteur indéniable et j’ai trouvé les personnages très bien caractérisés. D’abord Marshall, sa détermination, son courage, mais également ses faiblesses, son passé qu’il traîne comme un boulet à l’image de son aîné disparu ou de Jet, son premier amour, qui continue à le hanter, le conduisant à trahir Max, son frère d’armes, celui qui lui a pourtant sauvé la vie. Humain, trop humain ? Non, juste comme il faut pour peindre un tableau réaliste… En vrac, j’ai aussi beaucoup aimé Nadine, sa compassion, son intelligence, sa librairie, le père de Marshall dans ses instants de lucidité, l’ancien professeur de sport de son frère et sa démarche, le concert du Killer (un grand moment !), ou encore le coroner et sa bravoure. En face, les « méchants » ne sont pas en reste, mais je vous laisse les découvrir, c’est plus marrant… Avec eux, le récit nous emporte avec la même puissance que le fleuve serpentant entre ses lignes. Une fois embarqué par le courant, impossible de retourner vers la rive, il est plus sage de flotter jusqu’à son embouchure. Bon, je me permets ici juste une critique, mais la sincérité me le commande. Il y a quelques tourbillons, surtout vers la fin, qui vous paraîtront sûrement un peu exagérés, voire artificiels, du moins se justifiant uniquement pour se conformer à l’inévitable série de péripéties qu’un certain formatage des romans à suspense impose pour satisfaire des lecteurs toujours plus en quête de sensations. Cela dit, cette approche un peu commerciale ne m’a gêné qu’à la marge, d’autant plus que j’ai enchaîné la course d’obstacles sans heurts et même avec un plaisir évident.


Au total, je suis quand même heureux de constater que Greg Iles continue à tenir fermement la barre tout en la plaçant bien haute. Pourtant, je me demandais comment il allait pouvoir rebondir après avoir évoqué d’une manière aussi magistrale plus d’un demi-siècle d’histoire américaine, parvenant à explorer avec brio des thèmes essentiels comme la lutte pour les droits civiques, le racisme endémique du sud profond et son cortège de fantômes blancs, les relations entre la pègre et les milieux politiques, la question de la vérité officielle et celle de la justice. Admettez qu’il y avait de quoi douter ! Comment se renouveler sans se répéter et surtout se trahir ? Eh bien, en gardant la tête froide. Sûr de sa plume, Greg Iles a remis son ouvrage sur le métier et nous propose aujourd’hui un récit abouti qui aborde des sujets tout aussi importants. D’abord les rapports coupables liant l’argent et la démocratie à Bienville (un nom légèrement ironique pour cette petite ville fictive qui renvoie à un personnage, lui bien réel, le sieur Jean-Baptiste Le Moyne de Bienville, fondateur de La Nouvelle-Orléans). Ils s’incarnent notamment dans le « Poker Club », ce cercle fermé rassemblant les représentants des familles les plus imminentes de la communauté et dont la mainmise sur les affaires de la cité remonte à la Guerre de Sécession. Dans la même veine, le récit se questionne sur la manière dont l’économie, et ici l’installation d’une usine à papier dans une région en voie de désindustrialisation, peut facilement prendre le dessus sur n’importe quelle autre considération, qu’elle soit d’ordre culturel (la découverte des vestiges d’une civilisation amérindienne sur le chantier), juridique (la résolution d’un crime) ou moral (la recherche de la vérité). Bien entendu, l’ampleur du roman lui permet d’aborder bien d’autres sujets, comme celle du temps et de son écoulement matérialisé par l’omniprésence du fleuve, dans un registre proche celui de la filiation (un enfer pour beaucoup, plus rarement une bénédiction…), en passant par la passion amoureuse (ici incandescente, ce qui ne gâche rien !), ou encore les ravages de la guerre (en Irak). Ainsi, Greg Iles illustre combien il est difficile de cheminer dans ce monde pénétré de contradictions. En écartant les sentiers trop faciles et moralisateurs, il leur préfère une progression lente et, si possible, éclairée par la flamme vacillante de la raison.

StéphaneFurlan
9
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le 25 sept. 2021

Critique lue 188 fois

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