Justesse dans les descriptions du quotidien, choix des mots toujours pertinent, dans une écriture impeccable Hervé Le Corre patine son récit d’une ambiance noire, très noire, un long tunnel dépressif. Une nuit sans fin engloutit les trois protagonistes principaux, d’abord le flic, Jourdan, dont le métier a dévoré l’âme, et puis Louise, la jeune femme qui ne s’est jamais relevée de la mort de ses parents et qui, depuis, enchaîne les galères pour se retrouver dans les bras d’un compagnon violent, et enfin le tueur compulsif, le moins sympathique des trois et de loin, même si, là encore, ses errements ne sont que le produit d’un passé sordide. Nous suivons ces destins à la trace dans Bordeaux et ses alentours pendant un hiver qui joue les prolongations, jetant sur la ville des trombes d’eau impuissantes à la laver de ses souillures, le plus souvent la nuit ou au mieux dans l’obscurité d’un ciel plombé, comme si les horreurs rechignaient à se dévoiler au soleil. Nous traversons donc les ténèbres à leur suite, terrifiés en compagnie de Louise à l’idée que son tourmenteur la surprenne, déprimés avec Jourdan chaque fois qu’une affaire lui est dévolue, le forçant à contempler la frange la plus vile de l’humanité, comme ce mari jaloux qui assassine sa femme et ses trois gosses ou encore ces deux cadavres cramés dans une maison de banlieue et découverts avec les poignets attachés avec du fil électrique, sans parler des filles massacrées par notre troisième larron qui, lui, ne peut nous inspirer qu’écœurement dans sa monstruosité dépourvue de la moindre compassion.
L’exploration de ces figures suffirait largement à emporter notre intérêt, mais c’est sans compter la virtuosité d’Hervé Le Corre pour l’amplifier par une construction scénaristique implacable. La narration, riche et complexe, sait également prendre son temps pour se déployer, sans rien céder à la facilité d’un suspense factice. Non, tout tombe à point nommé, coule de source noire, et l’engrenage fonctionne. Au fil des pages, des questions simples s’additionnent et s’enchevêtrent pour nous hanter, suscitant bientôt une véritable addiction. Jourdan parviendra-t-il à se ressaisir pour sauver à la fois son foyer et sa vocation ? Louise est-elle condamnée à subir les agressions du forcené qui la harcèle ? Réussira-t-elle à vaincre ses fantômes pour enfin offrir à Sam, son fils, l’existence paisible que tous les enfants devraient pouvoir connaître ? Et puisqu’il s’agit aussi d’un roman policier, de quelle manière le meurtrier sera-t-il enfin appréhendé ? Et surtout quand ? Car ça presse, il cède bien trop souvent à ses compulsions, provoquant de plus en plus de drames insupportables ! Mais après tout, l’auteur se pliera-t-il vraiment à cette facilité attendue ? Nous fera-t-il le cadeau d’une aube ? Alors l’incertitude noue nos tripes et nous tremblons pour ces personnages pour lesquels nous éprouvons à présent de l’affection. C’est sans doute la plus grande réussite de cette œuvre. Nous offrir ce type d’émotions en animant des existences factices. D’un coup, sa force devient évidente. Quand l’écriture sert les thèmes abordés, la fiction démontre sa capacité à nous relier au sein d’une expérience commune. Un pari difficile et exigeant, mais qui, au petit matin, dans la lueur blafarde d’une nuit sans sommeil, m’a totalement convaincu.