« La mort immortelle » de Liu Cixin : une épopée universelle.

Attention ! Cette chronique concerne le troisième tome de l’histoire entamée par « Le problème à trois corps » et « La forêt sombre ». Elle est donc réservée aux initiés (ceux qui ont, au minimum, déjà achevée la lecture des deux premiers romans). Les autres, veuillez passer votre chemin et ne revenez ici qu’une fois ce préalable accompli. À la limite, vous pouvez toujours consulter mon premier avis sur « Le problème à trois corps », même si je vous conseille plutôt, pour gagner du temps, de vous procurer ces bouquins pour rejoindre rapidement le cercle restreint des quelques humains qui connaissent enfin l’essence de l’univers. Parce que tel est l’enjeu de ce projet monumental et tout ce que je pourrai bien dire en suivant ne pèsera pas bien lourd face à la glaçante beauté de cette fresque.


Ne venez donc pas vous plaindre si votre insatiable curiosité l’emporte sur la lenteur nécessaire du voyage. Après tout, elle définit votre nature de bipède arrogant et justifie bien des malheurs exposés dans cette œuvre. Vous voilà prévenu !


Bon, où en étions-nous ? Oui, c’est ça ; je me souviens… Je connais à présent la terrible vérité. L’univers est régi par la loi de « La forêt sombre » expliquant pourquoi nous n’avons encore jamais capté le moindre signe d’une espèce douée de raison. Le paradoxe de Fermi n’en est pas un. L'espace reste silencieux non pas parce que nous sommes seuls, mais parce que les civilisations extraterrestres se cachent. Elles le font par instinct de survie, pour éviter d’être anéanties par une intelligence plus avancée soumise, comme toutes les autres, à deux des axiomes les plus essentiels du cosmos, « la chaîne de suspicion » (1) et « l’explosion technologique » (2).


Luo Ji a compris la logique de « La forêt sombre » juste à temps pour empêcher les Trisolariens de mener à bien leur projet d’invasion. En utilisant l’amplificateur solaire pour dévoiler à la galaxie la position d’une étoile, il a causé sa destruction, deux cents ans plus tard, par « une particule de lumière » générée par un troisième acteur redoutable et inconnu. Ainsi, il a validé sa thèse et se réveille d’hibernation pour entamer une négociation avec les envahisseurs dont les deux flottes foncent toujours vers notre monde. Ses conditions sont claires et revêtent la même force que notre dissuasion nucléaire contemporaine. Si l'ennemi persiste à empêcher le progrès de la science fondamentale grâce aux intellectrons et qu’il ne déroute pas immédiatement ses vaisseaux, l’humanité enverra de la même manière vers l’espace les coordonnées de son système planétaire, provoquant par ricochet son annihilation en même temps que la nôtre. Il s’agit bel et bien d’un bluff fondé sur l’équilibre de la terreur et rendu possible par une qualité essentielle de notre espèce, notre aptitude à cacher nos pensées, à mentir (comme quoi un péché peut nous sauver…). Les Trisolariens sont télépathes et ne connaissent la duplicité que depuis qu’ils nous ont contactés. Ils sont donc bien incapables de se prononcer sur la détermination de Luo Ji. Ils n’ont pas d’autres choix que de se soumettre, permettant ainsi aux Terriens de pénétrer dans l’âge d’or de la Dissuasion.


Dans ses premiers chapitres, « La mort immortelle » nous renvoie au début de la Grande crise quand l’humanité apprend que les Trisolariens vont débarquer sur Terre quatre siècles plus tard. Alors que les évènements abordés dans « La forêt sombre » se déploient en toile de fond, la narration se concentre sur deux nouveaux personnages : Yun Tianming, un jeune étudiant atteint d’un cancer, et Cheng Xin, son amour inavoué et fantasmé. Cette dernière vient d’achever son doctorat en physique pour intégrer une organisation rassemblant des agents issus des services secrets des principales nations de notre planète. Dans l’ombre des Colmateurs, ce groupe ambitionne également de contrer les projets des Trisolariens en utilisant ce dans quoi ses fondateurs excellent, l'art de l’espionnage. Ainsi, ses membres décident de s’entourer d’une équipe de scientifiques et Cheng Xin les rejoint pour contribuer au développement du programme « Escalier » qui cherche à envoyer un vaisseau au contact de la flotte trisolarienne.


Sur cette nouvelle base, le récit va rattraper assez rapidement le point où Liu Cixin nous avait conduits à la fin du deuxième tome. Ça sera l’occasion de retrouver Luo Ji quand s’achève sa mission de « Porte-épée » dans une scène mémorable que je vais vous laisser le soin de découvrir. Cela dit, nous ne sommes qu’au début de cette aventure qui, comme le plan annoncé dès les premières pages nous l’apprend, va se déployer jusqu’à l’infini (et au-delà…). Nous touchons là certainement la qualité essentielle de ce projet qui, une fois bien établi le cadre de la narration dans les deux premiers livres, n’hésite pas à en pousser la logique jusqu’au bout de l’imagination de son auteur, une prouesse au regard de ce qu’il nous avait déjà proposé jusqu’ici. Dans « La mort immortelle », le destin des protagonistes se confond avec celui de l’univers. Ainsi, Liu Cixin renoue avec nos grands récits fondateurs, antiques et religieux, mais en les inversant dans une projection, une exploration du futur. Plus fort, il le réalise sans jamais renoncer aux plus récentes découvertes de la science et tout en respectant les codes de la dramaturgie, utilisant les personnages à bon escient et n’oubliant jamais de nous instiller cette dose de suspense nécessaire à nous emprisonner dans ses pages. Alors, maintenant que je viens de tourner la dernière, j’éprouve quelques difficultés à retrouver mon quotidien. Me voilà donc drogué à Liu Cixin… Savez-vous si c’est grave ? Et surtout, comment ça se soigne ? Mais qu’est-ce qu’il attend pour nous offrir une nouvelle étoile ?


(1) La chaîne de suspicion : quand une civilisation avancée capte l’existence d’une autre, elle se demande si elle peut ou non lui accorder sa confiance. Comme la durée des voyages stellaires l’empêche de communiquer, elle ne pourra jamais écarter l’hypothèse que ce monde étranger est malveillant. Ainsi, elle ne prendra aucun risque susceptible d’entraîner sa propre destruction et préférera soit se cacher, soit supprimer cet ennemi potentiel si c'est en son pouvoir.


(2) L’explosion technologique : compte tenu de la nature exponentielle du progrès et, là encore, de la durée astronomique des voyages, une civilisation ne peut pas se permettre d’attendre quand elle capte l’existence d’une concurrente. Si elle en a la capacité, elle doit la détruire immédiatement sous peine de se voir dépasser et donc menacer. Il lui faut donc tirer en premier…

StéphaneFurlan
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le 6 oct. 2021

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