Une remarque pratique pour commencer. L’auteur, dans son « Mode d’emploi », parle de « 15 s pour changer les volets », ce qui est très généreux : quinze secondes, c’est ce qu’il faut quand 1° vous ne voulez pas lire un sonnet au hasard, 2° que le rabat placé avant le premier sonnet ne se rouvre pas d’un coup, 3° qu’un vers ne se coince pas sous un autre et 4° que le cartonnage trop fort ne vous fait pas ressurgir une languette à la gueule. L’objet tel que les éditions Gallimard le commercialisent est beau, mais particulièrement pénible à manipuler (1).
Chacun, évidemment, tirera de sa lecture les conclusions qu’il souhaite. C’est la différence entre un lecteur de chair et d’os et le très étrange lecteur imaginé en épigraphe (« Seule une machine peut apprécier un sonnet écrit par une autre machine », attribué à Turing). De mon côté, l’ouvrage remet en cause mon principe de ne placer dans ma bibliothèque (et de ne critiquer) que des livres que j’ai entièrement lus – mais même un texte classique (j’entends avec un début et une fin), le lit-on entièrement jamais ?
C’est que les forces – et les limites – de Cent mille etc. tiennent surtout à son principe : on pourrait en proposer de longues analyses sans jamais l’avoir ouvert, il suffit de savoir que 10 × 14 languettes permettent d’y constituer 10^14 sonnets réguliers. Du coup, les vers eux-mêmes ont tendance à passer à la trappe – on peut faire çà et là des liens avec Zazie dans le métro ou avec Mallarmé.
Y en a-t-il qui rendent les autres meilleurs ? moins bons ? qui surpassent le poème où ils se trouvent ? Vérifient-ils l’adage proposé par François Le Lionnais dans sa postface : « On me dira – et j’en conviens volontiers – qu’un poème n’est pas seulement l’addition des vers qui la composent » ? Je l’ignore. Je trouve tout de même, sans vraiment pouvoir le justifier, que la poésie de Cent mille milliards de poèmes, jusque dans son humour, est très marquée par son époque et son milieu – un truc d’hommes blancs, rasés de frais, pour qui la fantaisie n’exclut pas le port de la cravate, d’une époque où fumer au cinéma n’avait rien de choquant… Faudrait-il lire ces poèmes en prenant l’accent de Doisnel dans les Quatre Cents Coups ?
Peut-être, dans un monde parfait, existerait-il plusieurs recueils de cette poésie combinatoire, comme il existerait plusieurs romans lipogrammatiques en e. Alors il y aurait encore davantage à dire sur Cent mille milliards de poèmes ou sur la Disparition de Perec.
(1) En bref, je recommande l’usage d’un élastique suffisamment grand ou d’une ficelle à rôti soigneusement nouée pour maintenir les pages de droite. Ou encore d’une version électronique de la chose.