Nahabed Koutchak, poète arménien du XVIe siècle, est célèbre pour ses haïren, courts poèmes où s'expriment les sentiments passionnés d'un grand prêtre de l'amour. Certains poèmes, qui lui sont attribués, remontent peut-être à une tradition orale antérieure, colportée par les troubadours. La majorité des poèmes du recueil aborde les multiples facettes de l'amour. D'un côté, les voluptés de l'amour partagé. De l'autre, le désespoir de la séparation, la colère après un abandon ou l'angoisse quand sa belle disparaît pour toujours.
Le trouvère chante les femmes dont le culte exclusif s'accommode mal de la fréquentation des prêtres. L'adoration des femmes est sa véritable religion :
"Aucun prêtre jamais ne fut mon confesseur.
La vue d'une soutane me fait changer de route... Mais
dès que je vois (...) la plus belle des filles,
Bien loin de l'éviter, je gagne (...) le centre de la cible...
Et dans le saint des saints, délicieux oratoire,
tantôt je me recueille et tantôt me confesse
Aux idoles jumelles / Qui surplombent le seuil."
Koutchak est un poète de la sensualité. La beauté fulgurante d'une mystérieuse inconnue lui redonne le goût de la prière :
"Tu es venue, grenade fascinante, / En pleine rue, parmi nos murs lépreux,
Surgie de l'ombre pour m'enivrer de ton feu...
Tu es venue, tu ne t'en iras plus : / Je prierai Dieu qu'à jamais tu demeures
Et scellerai dans ta bouche ma langue / Pour te faire oublier l'origine et l'issue..."
Car il faut être ivre, d'amour physique ou de vin :
"Au jardin de ta gorge, ah ! que ne puis-je entrer / Pour y cueillir la pomme !
Au vallon de tes seins, que ne puis-je m'étendre / Pour y fermer les yeux !
Ce vin me griserait s'il avait ta couleur, / S'il avait ton arôme !
J'en boirais jour et nuit jusqu'à noyer mon âme...
Que le diable m'emporte !"
J'aime quand Koutchak s'emballe, son désir l'emporte et il oublie les descriptions conventionnelles du corps féminin. Les ébats amoureux accélèrent l'espace-temps : "O ma colombe lumineuse, / Mon amour au cent mille plumes,
Jamais je n'oublierai nos ébats, nos vertiges, / Au ras du sol comme en plein ciel !"
Quel accélérateur miraculeux du temps que l'amour ! Le plaisir des baisers lui fait parcourir l'échelle temporelle de la naissance à la mort de l'aimée :
"O ma fleur d'amandier, mon amande, mon fruit,
Joyau des palmeraies... sans trêve je savoure
Et la fleur de ta bouche et le fruit de tes lèvres !
Ton premier cri, les pleurs que tu versas naguère
En franchissant le seuil du ventre maternel,
Furent salués par une salve de rires...
Mais quand tu franchiras le seuil de cette vie,
A ton tour puisses-tu rire, éclater de rire,
Nue comme au premier jour parmi les pleurs du monde..."
L'amour dynamise aussi l'espace. Quand l'amoureux enlève sa dulcinée, tout se ligue pour que leurs vœux s'accomplissent avant l'aube :
"Heureux le ravisseur / Qui prend la fuite avec celle qu'il aime...
A peine ont-ils passé le pont / Que le torrent déborde, et le pont se disloque,
Et la neige abolit la trace de leurs pas...
Le ravisseur portant sa douce proie / Gagne le cœur du plus beau des jardins
Et cependant que s'unissent leurs bouches, / Le jour se lève."
Après l'amour, l'exil est un thème majeur du recueil. Pour l'Arménien, nombreux sont les chemins de l'exil. Exil amoureux si l'idole rejette notre troubadour, qui soigne son échec dans la fuite. Exils économiques et politiques, liés à la persécution par les Turcs :
"Médisez-vous d'un étranger ? / Soyez banni vous-même !
Loin des vôtres, vous aurez l'heur / D'apprendre le prix de l'exil..."
Koutchak vivifie ses épigrammes d'expériences personnelles, heureuses ou tragiques, communes à notre destinée humaine :
"J'ai goûté moi aussi les jardins de l'enfance... / Moi aussi j'ai connu le destin du captif,
Le tombeau des prisons, l'exil, la solitude, / L'interminable nuit derrière les verrous...
Et l'ardent souvenir du cerisier natal..."