César Birotteau n’est pas le Balzac le plus connu, ce n’est finalement pas non plus le moins difficile à appréhender. Parce qu’il y est beaucoup question d’agent ? Pourquoi pas, mais un lecteur de Balzac sait déjà que l’argent est un des moteurs de La Comédie humaine ; je définissais ailleurs Le Père Goriot comme un roman d’aventures sociales, nous aurions ici un roman d’aventures financières (1).
Alors parce qu’il porte mal son titre ? Peut-être. D’ailleurs, son titre complet est Histoire de la grandeur et de la décadence de César Birotteau marchand parfumeur, adjoint au maire du deuxième arrondissement de Paris, chevalier de la Légion d’honneur, etc. Voilà qui rend déjà mieux honneur à l’aspect bordélique du roman, avec cet « etc. » qui figure vraiment dans le titre, et qui pourrait être une marque d’humour de Balzac. Mais même comme ça… Ce n’est même pas vraiment le récit d’une grandeur puis d’une décadence, mais c’est la fin d’une grandeur, puis une décadence, puis une remontée de pente (2). Avec une surprise à la fin, oui.
De fait, César Birotteau, sans cesse présent, est-il vraiment le personnage principal ? Trop borné – c’est-à-dire à la fois trop limité et trop têtu –, il n’est même pas le sujet de son roman, pour lequel il ne semble pas avoir les épaules assez larges. D’où vient peut-être que la première partie, intitulée « César à son apogée » et principalement consacrée à se moquer de lui, finisse par être un peu mollassonne : on échange des banalités bourgeoises, on calcule des prix et on se loge. Il faudra attendre la seconde, « César aux prises avec le malheur », pour que cela s’anime véritablement, avec un Birotteau qui continue à courir dans tout Paris et quelques scènes très théâtrales, et parfois cruelles, en apparence davantage inspirées par le drame bourgeois du XVIIIe que par la tragédie (3).
En apparence, car bien que l’intrigue semble mue par les aléas des affaires plutôt que par un destin véritable, tout de même : « La destinée des Birotteau voulait sans doute qu’ils fussent opprimés par les hommes ou par les événements partout où ils se planteraient » (p. 54 en « Pléiade »). Toujours pour la tragédie, une histoire d’hybris : ceci pourrait s’intituler « Le parfumeur qui voulait donner un bal ». Du reste, quelques rêves : Birotteau, Constance, Popinot. Et puis un roi et un ou deux hauts personnages – la haute finance, oui : au-delà d’une certaine somme, les questions d’argent cessent d’être des thèmes de comédie.
Mais ce qui fait à mon sens le principal intérêt du roman, c’est que Birotteau me paraît plus ambivalent qu’il en a l’air. Par exemple il est stupide, mais d’une stupidité qui n’attire la raillerie de personne – pas même de Balzac : « Quoique Birotteau n’eût pas joué sa bêtise, on lui donna le talent de savoir faire la bête à propos » (p. 64-65). Ailleurs « Écoute ? il faut toujours faire ce qu’on doit relativement à la position où l’on se trouve » (p. 41), dit-il à sa femme : la réplique qui serait une marque de sarcasme chez un personnage de Flaubert – on n’est pas loin du Dictionnaire des idées reçues – est chez Balzac l’indice d’un homme de cœur.
Il y aurait d’ailleurs des choses à dire à ce sujet : pour Balzac, le commerce est une question de cœur, en l’occurrence de probité, plutôt que de tête – cela se vérifie avec Birotteau comme avec Popinot. C’est comme s’il y avait dans les affaires une sorte d’instinct, comme si l’apprentissage s’y faisait par imprégnation, par capillarité, en tout cas sans lien avec le raisonnement – Birotteau s’imprégnant de Ragon, Popinot s’imprégnant de Birotteau.
Et à la réflexion, dès qu’on gratte un peu, César Birotteau a tendance à unir les contraires. À commencer par la légendaire « probité » de César, dont Balzac nous rebat les oreilles, et qui a ses limites : « il [Vauquelin] a beau dire que toute huile est bonne, nous serions perdus si le public le savait », dit César à Popinot (p. 130), admettant qu’elle ne s’applique pas à ce qui devrait être le noyau de l’activité d’un parfumeur : son produit (4). C’est, sauf erreur de ma part, l’unique passage du roman où l’honnêteté de Birotteau est explicitement remise en cause, elle qui est censée guider une bonne partie de l’intrigue. « César, chassé du domaine de la probité, était une image de l’ange soupirant après le pardon » (p. 288) : il n’y a là encore, me semble-t-il, aucune ironie dans cette analogie qui illustre à quel point César tient à sa probité.
On retrouve ailleurs cette alliance de l’école de commerce et du séminaire : « La haine sans désir de vengeance est un grain tombé sur du granit ; mais la vengeance vouée à César par du Tillet était un des mouvements les plus naturels, ou il faut nier la querelle des anges maudits et des anges de lumière » (p. 91). Et pour le coup, c’est peut-être quand il évoque des alliances de ce genre que Balzac est le meilleur, comme entre le sentimental et le politique : « À Paris, l’assurance est acceptée pour le pouvoir dont elle est le signe » (p. 70) ou entre le concret et l’abstrait : « la richesse rend tout supportable, tandis qu’il n’y a pas de bonheur qui ne succombe à la misère » (c’est César qui parle, p. 97).
Ça lui donnerait presque du style.
(1) Textuellement, ça donne des choses comme celle-ci : « Son affaire est claire : la faillite de Roguin donnera cinquante pour cent de dividende, à ce que le petit Crottat m’a dit. Outre ce dividende, monsieur Birotteau retrouve quarante mille francs que son prêteur n’avait pas ; puis il peut emprunter sur ses propriétés. Or, nous n’avons à payer deux cent mille francs à nos vendeurs que dans quatre mois. D’ici là, M. Birotteau paiera ses effets, car monsieur ne devait pas compter sur ce que Roguin a emporté pour les acquitter. Mais quand même M. Birotteau serait un peu serré… eh ! bien, avec quelques circulations, il arrivera. » (C’est Claparon qui parle, p. 196.) Le lecteur idéal du roman d’aventures financières est méritant.
(2) Il y a une digression à ce sujet pages 80-81.
(3) De la première à la deuxième parties, on passe du roman de mœurs à la pièce de théâtre.
(4) Il est vrai que l’intrigue se passe précisément à l’époque où la réclame commerciale se développe. C’est-à-dire que le marketing commence à prendre son essor et le produit à passer à l’arrière-plan. Balzac a quelque peu oublié Gaudissart le représentant de commerce dans son dénouement.