Vahakn, Anahide, Vanadour, Astrig... Qu'ai-je à faire de ces divinités païennes de l'antique Arménie ? Je lis, mon esprit s'échappe... je me force à reprendre ma lecture... Peu à peu la langue capte mon attention, le verbe opère, je navigue en poésie... Le livre du poète arménien Daniel Varoujan (1884-1915) contient des extraits de trois recueils : "Le Cœur de la Race" (1909), "Chants païens" (1912) et "Le Chant du Pain". Je parlerai davantage de "Chants païens".
L'auteur chante les valeurs pré-chrétiennes, élève un tombeau pour les dieux arméniens et grecs ("Aux dieux défunts") :
"Au pied de la sanglante Croix / dont la figure endeuille l'univers,
Vaincu, plongé dans la nuit de mon Art, / ô Dieux païens, je pleure votre mort.
Il est mort, le Mystère, et la Nature, / transpercée par la loi s'est vidée de son sang.
Couronné d'épines, demeure le Tourment / - l'Homme gisant sous l'énorme talon
d'un Dieu juif sans oreilles." Quelle litanie de disparus ! Anahide, Apollon, Zeus, Hermès, les Naïades, les Satyres... Varoujan pleure un cimetière d'immortels anéantis et une Nature exsangue...
Comment faire revivre des dieux morts ? En épargnant Vanadour, dieu de la fête et des fruits : "toi seul reste vivant, comme la terre,
comme le feu, comme le sel de l'océan."
Assis sur un bœuf gras, ce Silène parcourt la campagne :
"Et sur ta face grimaçante / rougeoie le rire énorme de l'ivrogne."
Avec "Ô Lalaké", poème de l'ivresse des vendanges, Varoujan retrouve une veine virgilienne. Dans un climat d'intimité, de confiance dans la Nature et de bonheur familial et collectif, le narrateur compare sa femme enceinte aux vendanges :
"les grappes parlaient la langue de tes seins : / allégresse future, douce promesse...
"Dans tes flancs comme dans les sillons / gonflait le flux des forces telluriques.
Une sanglante grenade solaire avait / achevé de mûrir au cœur de tes entrailles."
Daniel Varoujan rêve d'un monde oriental païen, recueille en archéologue les débris de l'Arche, déterre les racines encore vivaces d'une patrie mythologique. Un monde où nos rapports à la beauté, à la nature et à l'érotisme retrouveraient leurs instincts primitifs. Ses poèmes, inspirés par un romantisme national, ressuscitent une mémoire païenne fantasmée.
Un tel paradis perdu exigeait la cruauté des sacrifices dont les autels dégoulinaient de sang. Ainsi le sacrifiant offre à Vahakn, dieu de la guerre et de la victoire, un taureau magnifique :
"prenant le cruel marteau / je fends le front de mon taureau,
et ce sang qui coule à grands flots, / je le consacre à tes genoux."
Dans "Navasart", le Génie : "dans la Maison des Dieux, et, sur tous les autels
verse le feu, verse le sang !"
Le poète en exil écrit près d'une poignée de "Terre Pourpre" d'Arménie :
"Je m'interroge : d'où tient-elle cette rougeur ? (...) Couleur de sang, me dis-je,
terre pourpre, bien sûr, car elle est arménienne !" Soudain je me rappelle la pierre rouge du centre monumental de Erevan. Le sang des cadavres de la ville imprégneraient-ils les façades tellement austères ?
"Le Chant du Pain" magnifie le bonheur simple des paysans de la terre ancestrale. Leur vie idyllique est idéalisée comme pour éloigner le mauvais sort. Narrer les difficultés et les maux risquerait-il de les faire advenir ? Certains poèmes respirent une sérénité cosmique :
"Souterraine démence de la sève, / éclatement silencieux de la semence...
Cette nuit, sous la lune vernale, / mes champs se sont mis à verdir...
Ma mère, apporte-moi un germe / où brille la rosée de ma sueur."
Le recueil resta inachevé. Daniel Varoujan est assassiné par les Turcs au début du génocide des Arméniens le 26 août 1915.