Si Edith Wharton décrochera le Pulitzer en 1921 avec son superbe "Age de l'innocence", c'est bien avec "Chez les heureux du monde" qu'elle acquiert dès 1905 sa solide notoriété d'écrivain. Pour moi, il est malaisé de penser que quinze ans séparent les deux œuvres tant elles sont proches par la subtilité de l'écriture tout en grâce et en esthétisme, et par la profondeur psychologique qui sonde avec talent tous les personnages.
Impossible de ressortir totalement indemne d'un roman d'Edith Wharton, quel qu'il soit. Avec "Chez les heureux du monde", elle nous entraîne dans le sillage de miss Lili Bart, toujours demoiselle malgré la trentaine proche, et qui évolue au cœur de la upper class new-yorkaise. Mondaine et sollicitée, miss Bart reste toutefois très vulnérable dans les cercles privilégiés de cette société fausse et malveillante. Si elle ne trouve pas rapidement à se marier, même sa beauté proverbiale ne la sauvera pas de la ruine et de la déchéance sociale. Car Lili est orpheline et pauvre, ce qui s'accorde assez peu avec ses espérances. Très consciente de ne pas avoir les moyens de son ambition, elle espère tirer son épingle du jeu en se résignant à chercher une alliance de convenance. Hélas, c'est sans compter sur ses propres sentiments pour un jeune avocat de ses amis, et sans les mesquineries des prédateurs bien décidés à la faire choir de son piédestal.
Le titre français évoque le bonheur mais ne vous y fiez pas, il s'agit bien ici d'un drame retraçant l'ascension et la chute de Lili Bart, ses grandes espérances et son brusque déclin. Le seul fait de s'attacher une fois encore à une héroïne plutôt qu'à un héros témoigne de la grande modernité d'Edith Wharton. Toujours, elle donne à ses héroïnes de l'envergure et du caractère, les poussant vers l'indépendance et montrant comment leur émancipation est stoppée en plein vol par les chaînes d'une société pourrie jusqu'à la moelle sous des dehors impeccables.
Un autre très grand roman de cette grande femme de lettres.