C'est le parcours inverse de la success story à l'Américaine. Bref, d'une certaine manière, c'est du Balzac.

Lily Bart est la fille d'un New-Yorkais ruiné et d'une mère qui lui a donné une solide éducation afin qu'elle prenne une revanche sur la vie en épousant un riche parti de cette riche aristocratie financière new-yorkaise qui passe l'été à newport et ne dédaigne pas les voyages en Europe ou les croisières en yacht. Une sorte de Rastignac au féminin, qui n'aurait pour seule arme que sa grâce et son éducation.

Invitée à toutes les sauteries, Lily dédaigne tout ce qui est utilitaire, fascinée seulement par le beau, sans voir que ce tourbillon de plaisir n'est qu'un moyen pour ces riches oisifs d'afficher leur santé financière. Pour son malheur, Lily tombe plus ou moins amoureuse de Lawrence Selden, un jeune avocat qui reste en marge de cette brillante société et fustige ces ambitions matrimoniales. Et de fait, Lily va accumuler fautes et malchances et voir ses espérances ruinées. Surprise sortant de l'immeuble de Selden, chez qui elle a pris un simple thé, elle commet ensuite l'impair de confier ses économies à un riche banquier, Trenor, qui prétend les faire fructifier. En réalité, Trenor l'entretient, et entend être payé de retour. Elle est également en butte aux calomnies de ses rivales chasseuses de mari, voire de femmes mariées indignes. Ainsi, une épouse infidèle, Bertha Dorset, l'invite en croisière pour qu'elle détourne l'attention de son mari, puis crée un scandale en accusant la pauvre Lily d'avoir voulu mettre le grappin sur son mari. Après ce scandale, Lily n'est plus invitée dans les salons, malgré les efforts de Carry Fisher (sic), une éternelle entremetteuse mondaine. Après une dernière tentative pour être la secrétaire d'une riche extravagante, Lily, déshéritée par sa tante, se voit contrainte de travailler chez une modiste pour vivre, puis perd son emploi. Fuyant la charitable mais dévote Gerty Farish, elle songe à un dernier expédient - confondre Mrs. Dorset en rendant publiques des lettres attestant d'une aventure avec Selden. Mais sur le chemin, elle passe devant l'immeuble de Selden où a commencé le roman, et ne peut songer à faire du tort à son amour inavoué. Montant chez Selden, elle trouve la force de jeter les lettres dans le feu. Puis erre et tombe sur une pauvre fille qu'elle avait aidé, du temps de sa bonté.
Le lendemain, Selden décide d'aller chez elle pour lui dire quelque chose d'important, mais il trouve Mrs. Farish occupée à faire l'inventaire des objets laissés par Lily, qui est morte d'un excès de narcotiques.

C'est un roman qui me rappelle beaucoup Balzac, dans la mesure où il y a beaucoup de personnages et d'intrigues imbriquées, mais que la structure est assez nette : Lily avance inexorablement vers son destin. Le dénouement, peut-être un peu trop pathétique, fait plus XIXe que XXe. En cela je rejoins Henry James qui trouvait l'écriture supérieure à la composition d'ensemble.

Il n'empêche. Ce livre donne déjà à voir la subtilité d'écriture de Wharton. Les attitudes, les sentiments, qu'il s'agisse des sentiments individuels ou des phénomènes de groupe (quel auteur décrit mieux les différents moments par lesquels passe une soirée mondaine ?) sont décrits avec une acuité impressionnante. Wharton joue à merveille sur la dychotomie entre ce que chacun dévoile et ses sentiments intérieurs : ses personnages ne se dévoilent l'un à l'autre que lorsqu'ils sont pris au dépourvu - par un regard, un contact - mais la plupart du temps se retranchent à merveille derrière les banalités mondaines. "What you see is what you get" : le costume, les manières, le refus de telle ou telle promiscuité définisse chaque individu aussi précisément qu'un spécimen animal (influence de Darwin).

Mais tout n'est pas dit, bien sûr, et les ellipses sont d'autant plus significatives. A la manière de son héroïne, qui adore éluder les questions par des pirouettes du genre "Vous me dispenserez de vous donner mes raisons", Wharton sait estomper les noeuds essentiels de l'intrigue derrière un vague qui suggère d'autant mieux la profondeur des sentiments. Le point de l'intrigue où cela est le plus visible est bien sûr la relation Lily-Lawrence Selden. Victimes de l'artificialité du monde dans lequel ils évoluent, ces êtres faits l'un pour l'autre sont incapables de s'avouer leur amour et se leurrent dans le mirage d'une estime mutuelle, d'une intimité recherchée que les convenances leur refusent. Le personnage de Selden rappelle celui du héros du "Temps de l'innocence" : un homme un peu lâche, qui voudrait rompre avec le carcan de la société dans laquelle il évolue, mais n'en a pas le courage, et qui par cette lâcheté, fait inconsciemment beaucoup de mal à la femme qu'il aime.

A contrario, beaucoup de personnages sont des types définis en quelques phrases assassines, et bien sûr ici la satire de Wharton est mordante pour l'ennui superbe et l'hypocrisie dans lequel se drapent ces banquiers et leurs femmes.

"Chez les heureux du monde" est pour moi un brouillon du "Temps de l'innocence". Je crois que j'apprécie beaucoup plus Wharton que James. Pour moi c'est l'équilibre parfait entre critique sociale, analyse behavioriste et intrigue sentimentale. Mais "Le temps de l'innocence" est probablement supérieur par la composition.
zardoz6704
8
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le 1 nov. 2013

Modifiée

le 1 nov. 2013

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zardoz6704

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